L’homme d’Etat et écrivain Léopold Sédar Senghor décédait il y a exactement vingt ans, le 20 décembre 2001. Auteur d’une dizaine de recueils de poèmes et autant d’essais unanimement salués par la critique à l’époque, cet agrégé de grammaire, membre respecté de l’Académie française de 1983 jusqu’à sa mort fut également le premier élève que rencontra Aimé Césaire au lycée Louis-le-Grand à Paris, quand il arriva dans la capitale en 1932 pour continuer ses études. Ce fut Senghor qui lui fit connaître l’Afrique réelle, loin des représentations coloniales, avant d’accompagner le Martiniquais dans l’aventure du mouvement de la négritude.
Avec le bouillonnement culturel des années trente dans lequel s’immerge le jeune Césaire – littérature, surréalisme, marxisme, musique afro-américaine – l’influence de Senghor est déterminante. L’étudiant africain se lie rapidement avec Césaire, son "bizut" comme il disait, l’introduit dans son prestigieux nouveau lycée et le présente à ses camarades. "Nous nous sommes formés l’un contre l’autre en échangeant nos livres, nos lectures", dira Césaire dans le film de la réalisatrice martiniquaise Euzhan Palcy, "Aimé Césaire. Une parole pour le XXIe siècle" (JMJ productions, 2006). "Echangeant nos réflexions, nous disputant. Concevant ensemble. Concevant l’avenir ensemble".
A travers Senghor, c’était tout un continent que je rencontrais. Une terre dont je n’avais aucune idée, une image très vague, très confuse. C’est lui qui m’a apporté l’Afrique. C’est tout et c’est énorme.
"J’ai eu le sentiment d’avoir une clé qui me permettait de comprendre mon pays. Pour comprendre la Martinique, pour comprendre les Antilles, il fallait faire ce détour. Il fallait commencer par l’Afrique", poursuivait Aimé Césaire. "Senghor, c’est l’Afrique en elle-même, telle que l’éternité la porte. C’est l’Afrique éternelle. Senghor n’a jamais douté. Il n’a jamais été déchiré."
► Aimé Césaire relate sa première rencontre avec Léopold Sédar Senghor au lycée Louis-le-Grand à Paris, en septembre 1932 (à 5:45 dans la vidéo)
La déchirure dont parle Aimé Césaire, c’est celle qui fait irruption dans le "Cahier d’un retour au pays natal", sa poésie ultérieure ainsi que dans le "Discours sur le colonialisme", où l’écrivain martiniquais exprime toutes les fractures sociales et psychologiques de son pays. A l’opposé, l’écriture de Senghor est beaucoup plus apaisée, quelquefois même sereine lorsqu’il évoque sa région du Sénégal. Différence de l’Africain né et implanté dans sa terre et sa culture millénaire, dont les ancêtres n’ont pas connu le transbordement et l’esclavage de l’autre côté de l’Atlantique.
Amitié indéfectible
Ainsi Senghor l’Africain ouvrira à l’Antillais Césaire la porte qui lui manquait. Avec d’autres étudiants (le Guyanais Léon Gontran Damas, les Martiniquais Suzanne Roussi, qui deviendra l’épouse de Césaire, Gilbert Gratiant, etc.), ils publient le premier numéro de la revue L’Etudiant noir en mars 1935, qui marquera le début du mouvement de la négritude. Après leurs études, Senghor et Césaire se retrouveront à de nombreuses reprises. A l’Assemblée nationale ou tous deux furent députés de leurs territoires respectifs, avant l’indépendance du Sénégal, et bien sûr dans le domaine culturel.
Ils participeront ensemble aux Congrès des écrivains et artistes noirs, à Paris en 1956, puis à Rome en 1959. Aimé Césaire se rendra ensuite au premier Festival des arts nègres à Dakar en 1966, à l’invitation de son ami Senghor dorénavant président du Sénégal indépendant. Dix ans plus tard, ce dernier s’envolera pour la Martinique où il retrouvera Césaire, alors député-maire de Fort-de-France, pour une visite officielle. Jusqu’à la fin de ses jours, l’écrivain martiniquais gardera pour Léopold Sédar Senghor une amitié indéfectible, ne manquant jamais de rappeler ce qu’il lui devait sur le plan littéraire.