2020, Douarnenez, à la pointe bretonne. Jérémy Lucas, natif de cette ville du Finistère et passionné de surf, part à l’assaut des vagues sur une plage interdite à la baignade à cause de la prolifération d'algues vertes. "Je suis sorti de la session complètement HS, cloué au lit pendant deux jours, se souvient-il. Je n’avais pas fait d'analyses en laboratoire pour savoir si j’avais été intoxiqué par les algues ou les cyanobactéries. Mais je me suis posé la question à ce moment-là."
À l'époque, il co-dirige un bureau d'études où il crée divers objets sur mesure grâce à l'impression 3D, à partir d'un plastique végétal en amidon de maïs dépourvu de pétrole. Sauf que ce plastique est loin d'être écologique, lui révèle une cliente.
Ces deux événements font germer une idée dans son esprit : revaloriser les algues vertes "pour en faire un matériau thermoformable en impression 3D". Il poursuit : "Pour faire quoi ? Un objet à forte valeur ajoutée : un surf. Pourquoi ? Pour venir remplacer l'une des parties constituantes d’un surf, le pain de mousse que vous retrouvez à l'intérieur de la planche dans la quasi-totalité des cas, et qui est fait à base de pétrole."
Les sargasses plus adaptées
La crise du Covid-19, la fin du bureau d'études et une mission au sein du commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives de Bretagne obligent Jérémy Lucas à mettre le projet en pause. Il le relance en 2023 en participant à un concours international, l'Ocean Pitch Challenge, qu'il remporte. Il rentre alors dans des incubateurs, et crée sa société en août, Paradoxal Surfboards.
Encore faut-il concrétiser l'idée. Le Breton y travaille avec un institut et un plateau technique spécialisés dans les nouveaux matériaux, à côté de Lorient. Mais il se rend compte auprès d'eux que "d'un point de vue résistance mécanique, thermique et élastique, l'algue verte est complexe", et qu'il faudra des fonds supplémentaires pour un programme de recherches de plusieurs mois dédié à faire un matériau 100% en algue verte et imprimable en 3D.
En attendant de trouver les fonds, le plateau technique lui parle alors d'une solution plus rapide car "plus courante et mieux maîtrisée" : la sargasse. "Elle est beaucoup plus filandreuse, plus élastique, elle n'a pas du tout les mêmes propriétés que l'algue verte", détaille Jérémy Lucas.
Hors de question pour lui de la produire en Bretagne ou ailleurs. "L'idée du projet, c'est vraiment d'aller chercher ce qui est considéré comme un déchet, qui a une valeur commerciale négative", insiste-t-il.
Quelques centaines de tonnes
Il se tourne alors vers une société basée à Saint-Malo, Algopack, qui se présente comme voulant "remplacer tout ou partie du plastique issu du pétrole par les algues". Parmi ces algues, les sargasses donc, qui viennent de toute la Caraïbe : la République dominicaine, le golfe du Mexique, mais aussi les Antilles.
La Martinique et la Guadeloupe ne sont pas les îles les plus pourvoyeuses d'algues brunes ces dernières années comparées à d'autres zones de l'arc caribéen, selon le PDG David Coti. Mais il estime à quelques centaines de tonnes la quantité de sargasses fraîches récoltées dans ces Outre-mer, en 2023 ainsi qu'en 2022.
Elles sont dites fraîches car elles sont collectées en mer, derrière des barrages, pour éviter le ramassage sur les plages. "Parce qu'avec les algues échouées, on va se retrouver avec la problématique du sable dedans à nettoyer, et elles commencent leur processus de putréfaction", commente David Coti.
Ce n'est pas Algopack qui s'en occupe directement, mais des partenaires locaux : soit des associations, comme Objectif Santé Publique (O.S.P) en Martinique, soit des sociétés privées qui travaillent en lien avec l'État, comme STMI en Guadeloupe, à l'origine du bateau "Sargator" qui ramasse les sargasses en mer.
De la mer à la bobine
Les algues fraîches sont séchées sur place, car elles sont 10 fois plus lourdes à transporter quand elles sont gorgées d'eau. Puis elles sont envoyées par cargo en Bretagne. Un transport qui n'est pas si coûteux, car les bateaux arrivés aux Antilles remplis de marchandises de l'Hexagone repartent certes "avec des productions locales (comme les fruits ou le rhum)", mais restent beaucoup moins chargés qu'à l'aller. "Donc on occupe des emplacements qui ne servaient à rien, plutôt que de ramener à vide", résume David Coti.
Une fois que son entreprise les a récupérées à Saint-Malo, elle les transforme en farine puis en granules. C'est ce matériau que Jérémy Lucas achète et sur lequel il travaille : "Nous sommes parvenus à faire des bobines en sargasses. On est en train de calibrer un brevet là-dessus."
Les bobines sont utilisées pour imprimer en 3D l'architecture interne de la planche de surf. "Ensuite, on la stratifie, c'est-à-dire qu'on pose de la fibre et de la résine par-dessus pour rendre la structure solide et étanche", détaille le concepteur breton.
Dernière étape : "Tester la board en conditions réelles, même si on fait la simulation numérique aujourd'hui. On analyse les points chauds, et l'intérêt de l'impression 3D, c'est qu'on vient consolider les zones de fragilité détectées par ajout de matière." Et d'ajouter : "Cela permet aussi de faire des designs complètement novateurs."
Début de la production cet été ?
Si le premier prototype en sargasses s'est révélé concluant techniquement, "il ne répond pas à des critères économiques de production", confesse le Finistérien. Traduction : la planche est très bien pour surfer mais elle est trop longue à façonner.
Il travaille donc actuellement à améliorer le processus de fabrication avec le lancement d'un nouveau prototype début mars. Il espère trouver rapidement "un modèle économique viable" pour démarrer les pré-ventes et la production avant l'été prochain.
Ce n'est qu'un premier pas car Jérémy Lucas fourmille d'idées : en plus des planches en algues vertes et en sargasses, il veut réutiliser des vieux filets de pêche pour en faire des paddles.
"La vocation, c'est de devenir une marque de référence dans l'équipement sportif nautique, fait à partir de déchets marins, conclut-il. Là, on commence avec un surf en sargasses, après en algues vertes, un paddle en filet de pêche… Demain, on fera peut-être un kayak en coquilles d'huîtres recyclées !"