"Je me dis : 'Mon Dieu, à force de respirer ces odeurs, quand je vois sur les pièces de monnaie, les télés, les appareils ménagers ce que ça fait, je me pose des questions et je pense plutôt à mes poumons."
"J'ai perdu tout ça [...] à cause des sargasses." "Je suis devenue folle avec ça." "C'est terrifiant." "Ceux qui n'habitent pas près de la mer ne comprennent pas ce que vous vivez."
Ces phrases édifiantes sont lues par des acteurs de théâtre et des étudiants, tandis que des dessins et des photos de sargasses et d'objets corrodés sont projetés en arrière-plan.
Cette lecture-performance intitulée Prolivariation condense en fait des extraits de témoignages de Martiniquais et de Marie-Galantais qui habitent au bord de la mer et doivent vivre au quotidien avec les sargasses. Leurs paroles ont été recueillies par Florence Ménez, anthropologue basée à Brest, et des étudiants en anthropologie dans le cadre d'un projet de deux ans et demi baptisé SaRiMed (enjeux SAnitaires des SARgasses pour les RIverains et MEDiation MEDicale), et financé par la Fondation de France.
Frapper les spectateurs
En tout, l'équipe scientifique a réalisé environ 180 entretiens sur les deux territoires. Les interlocuteurs restent anonymes pour faciliter la libération de la parole, car "c'est souvent compliqué de dévoiler son intimité", note l'anthropologue.
Par ailleurs, le groupe a aussi habité six mois sur la côte atlantique de Martinique et à Marie-Galante, pour "éprouver aussi de manière sensible ce que les habitants éprouvent, c'est-à-dire subir les odeurs nauséabondes, voir son matériel se dégrader, ne plus pouvoir dormir... Des impacts, en fait, que l'on peut ressentir très rapidement", précise Florence Ménez, ce qui lui permet concrètement de bien comprendre et traduire ce que ces personnes vivent avec les sargasses,
Au-delà des articles scientifiques et d'un rapport pour clore ce travail, elle a tenu à réaliser cette lecture théâtralisée suivie de discussions, car l'un des objectifs du projet est de diffuser plus largement ce problème de santé publique.
"Il faut utiliser maintenant ce biais de l'art parce qu'il touche plus qu'un article scientifique", admet l'anthropologue. En livrant ainsi aux spectateurs de courts extraits de témoignages, de façon brute comme le montre la vidéo ci-dessous, elle souhaite frapper les spectateurs et "que les gens commencent à s'intéresser à ça et se disent 'qu'est-ce qu'on peut faire, on ne peut pas laisser ça.'"
Résonance avec les algues vertes
C'est notamment ce qu'il s'est passé lors de la première représentation en mars 2022 à Brest, où le public était composé d'universitaires et d'étudiants qui découvraient cette problématique. "C'était aussi pour rentrer en résonance avec le problème des algues vertes, explique l'anthropologue.
"Cela a été très bien reçu, les personnes ont dit 'vraiment, c'est choquant', parce que j'accompagne ces discours-là de photographies que j'ai prises sur le terrain où l'on voit ces sargasses fossilisées, décrit-elle. Je tenais à ce qu'il y ait une photo documentaire qui soit plus proche de la réalité et pas esthétisante."
La forme et le contenu sont amenés à évoluer "puisque je vais rajouter ensuite d'autres extraits d'entretiens", prévient la chercheuse qui a déjà présenté Prolivariation deux fois en Martinique (en 2022 au François où la photo ci-dessous a été prise, et en 2023 à Fort-de-France), et deux fois à Brest (en 2022 et ce mardi 22 août 2023). Elle espère que ce dispositif évoluera vers une pièce de théâtre documentaire co-construite avec les habitants.
Contraints de partir
Florence Ménez souhaite diffuser cette parole des riverains souffrant des sargasses au plus grand nombre mais aussi auprès des pouvoirs publics. Auditionnée plusieurs fois par les services de l'État en Martinique, notamment par le préfet Michel Marquer chargé d'une mission sur la gestion des sargasses, elle l'a aussi été par le Haut Conseil de la santé publique "qui est chargé de faire de nouvelles recommandations".
"Donc je leur ai raconté ça, montré les photographies, montré la manière dont les personnes vivent cette situation au quotidien et des choses qui passent complètement sous les radars", liste Florence Ménez.
Parmi ces éléments qui peuvent passer sous les radars et qui sont ressortis de l'étude ethnographique, il y a ce qu'elle appelle la mobilité contrainte. "L'impact des sargasses sur le matériel, sur le bâti, sur la santé humaine et même aussi sur les relations sociales est tellement fort que cela contraint les personnes à partir, ne serait-ce que pendant la journée, ou même à partir définitivement", déplore-t-elle. Un impact dû en partie à la quantité massive d'algues qui s'échouent comme ici à Marie-Galante.
"Elle ne sait plus quoi faire"
Or, tous n'ont pas la possibilité de bouger et se retrouvent en état de "vulnérabilités sociale et environnementale" : les personnes âgées, isolées ou précaires "ne peuvent pas partir, parce qu'elles n'ont pas la capacité financière nécessaire pour le faire, par exemple". Et elles "n'ont pas forcément un appui auprès des institutions et se retrouvent confrontées à cette problématique, pratiquement seules."
C'est ainsi le cas d'une femme atteinte de diabète qui ne peut pas partir de chez elle ne serait-ce que quelques heures. "Elle vomit à cause de ces odeurs d'ammoniac [issues des sargasses], et son taux de sucre est très fluctuant car elle a du mal à avoir un taux constant à cause des vomissements, résume l'anthropologue. Elle ne sait plus quoi faire."
Nausées, maux de tête, problèmes cutanés ou digestifs, risques sur les femmes enceintes... Voici une liste non exhaustive des effets des émanations des sargasses signalés par les habitants et déjà connus. Quand les algues se décomposent, elles dégagent en effet une trentaine de gaz, principalement de l'ammoniac et de l’hydrogène sulfuré, gaz neuro-toxique par inhalation, à l’odeur caractéristique d’œuf pourri.
"Est-ce qu'il faut qu'on attende un mort ?"
Mais la plupart des riverains ignoraient quelle quantité de gaz ils inhalaient. À chaque entretien, Florence Ménez utilisait son capteur d'hydrogène sulfuré en arrivant. À certains endroits, ce dernier affichait 10 ppm. "C'est-à-dire que là, on doit partir, traduit-elle. Normalement, on ne devrait même pas rester." 10 ppm est la valeur limite d'exposition sur 15 minutes, selon le ministère du Travail.
Elle-même se remémore ses sensations dans ces moments-là : "Je trouve que c'est insupportable, on commence l'entretien et au bout d'une demi-heure, on ne sent plus, on s'habitue. C'est là aussi où il y a cette dangerosité", assure Florence Ménez qui veut transmettre la parole des habitants trop souvent livrés à eux-mêmes.
Beaucoup se posent d'ailleurs la question : "Est-ce qu'il faut qu'on attende un mort ?" comme ce fut le cas en Bretagne avec les algues vertes. On n'en est pas encore là mais un cas d'intoxication aiguë a été signalé en Martinique en février 2023, et en juin et juillet derniers, des alertes avaient été émises à Saint-François et à Goyave à cause de seuils trop élevés de sulfure d'hydrogène.
Risque accru de dépression
Le problème actuel, d'après l'anthropologue, est donc celui de l'intoxication chronique, pas documentée pour l'instant : "C'est pour ça que les médecins de Martinique ont lancé le projet Sargare, parce qu'il n'y a pas de documentation dans le monde pour savoir quel est l'effet sur la santé des populations d'un taux d'hydrogène et d'un taux d'ammoniac "faibles" dans le sens où pas mortels immédiatement."
Dans le cadre de ce projet, des consultations gratuites sont proposées aux résidents des zones d'échouage de sargasses, pour évaluer l'impact des algues sur leur santé.
Mais il y a aussi l'aspect psychologique "qui n'est pas suffisamment pris en compte", déplore la chercheuse. Entre la maison qui se dégrade et qui perd de la valeur, l'odeur nauséabonde quand les gens rentrent chez eux, la fatigue à cause des réveils nocturnes, "l'impact psychologique est extrêmement fort". Avec une perspective d'"avenir complètement morose" et sans solution, les personnes ont davantage le risque de tomber en dépression.