Est-ce dû à sa mort prématurée, à 46 ans ? Dans tous les cas, Albert Béville n’a certainement pas eu la reconnaissance qu’il méritait de la part de ses contemporains. Son itinéraire vaut pourtant le détour. Né le 21 décembre 1915 à Basse-Terre en Guadeloupe, dernier enfant d’une fratrie de huit, son père fut l’un des deux premiers avocats de l’archipel. Sa mère, une blanche créole, était selon les dires une pianiste accomplie. Le jeune Albert, hélas, allait devenir orphelin à l’âge de quatre ans.
Ce malheur ne l’empêchera pas de tracer son chemin. Il obtient son baccalauréat au Lycée Carnot de Pointe-à-Pitre, puis s’envole vers l’Hexagone. À Paris, il étudie le droit tout en préparant le concours d’entrée de l’École Nationale de la France d’Outre-Mer (Enfom). Sans accroc dans ses études, il devient docteur en droit. En septembre 1939, Albert Béville est mobilisé et participe à la campagne de France en 1940. Pour ses faits militaires, il est récompensé par la Croix de guerre. Il obtient par la suite son diplôme de l’Enfom en 1942.
Départ pour l’Afrique
Durant ces années, il découvre les premiers écrits d’Aimé Césaire, dont le fameux Cahier d’un retour au pays natal, retrouve son ami d’enfance, le poète guadeloupéen Guy Tirolien, et se lie d’amitié avec l’écrivain et futur président du Sénégal Léopold Sédar Senghor, qui lui donne le goût de l’Afrique. Dans un milieu panafricain en pleine effervescence intellectuelle et politique, Albert Béville aiguise sa prise de conscience anticolonialiste.
En 1944, il part pour l’Afrique occidentale française (AOF) comme… administrateur des colonies. Un paradoxe pour celui qui a commencé à pourfendre l’impérialisme. Il va le résoudre par la littérature, en écrivant des textes sous le pseudonyme de Paul Niger pour ne pas déroger à son devoir de réserve, et par un engagement, dans le cadre de son périmètre, à l’amélioration des conditions de vie des Africains. Avec le Sénégalais Alioune Diop et d’autres intellectuels africains, antillais et guyanais, il participe en 1946 à la création de la revue Présence africaine. Son premier recueil de poésie, Initiation, aux accents fortement anticoloniaux, est publié par les éditions Seghers en 1954.
L’engagement
Sur le continent, Albert Béville adhère au Rassemblement Démocratique Africain (RDA, d’inspiration socialiste et panafricaine). Il y rencontre les dirigeants qui deviendront plus tard présidents de leurs pays respectifs. En 1958 et 1959, il représente la Fédération du Mali (ex-Soudan et Sénégal) en France. À la fin de l’année 1959 et en 1960, il est nommé inspecteur général des affaires administratives et directeur de l’Office de commercialisation agricole du Sénégal. Il n’en oublie pas pour autant sa région d’origine.
Ainsi, en 1961, il fonde avec l’écrivain Edouard Glissant et l’avocat Marcel Manville (tous deux de Martinique), entre autres, le Front des Antilles-Guyane pour l’Autonomie. Chargé du rapport politique lors du Congrès inaugural du Front au mois d’avril, Béville écrit un document intitulé Les Antilles et la Guyane à l’heure de la décolonisation. En juillet 1961, les brochures sont saisies par la police, le Front est dissous et Albert Béville est sévèrement rétrogradé dans son administration, passant du 1er au 6eme échelon ! Les autorités françaises l’empêchent également de repartir en Afrique et il est interdit de séjour aux Antilles.
Cela n’entame en rien sa détermination et il continue à écrire, notamment un pamphlet publié dans la revue Esprit d’avril 1962, L’Assimilation, forme suprême du colonialisme (voir extrait ci-dessous). Le 22 juin 1962, Albert Béville parvient quand même à s’embarquer de Paris sur un avion à destination de la Guadeloupe, en compagnie notamment du député autonomiste guyanais Justin Catayée. Mais le vol d’Air France s’écrasera juste avant son atterrissage, sur les hauteurs de la commune de Deshaies. Les circonstances exactes de l’accident, qui a fait 113 morts, n’ont à ce jour jamais été clairement élucidées, alimentant toutes sortes de spéculations.
L’Assimilation, forme suprême du colonialisme (par Albert Béville, extrait, avril 1962)
« Les entreprises humaines sont habiles à se couvrir de mots aussi imagés que faux. L’étiquette « départements d’outre-mer » laisse entrevoir je ne sais quelle palpitation physique de morceaux de chair métropolitaine prospérant sous d’autres cieux avec une perpétuelle nostalgie du ventre originel ; elle recouvre une réalité, une entreprise très concrète, très comptable, très commerciale qui, au cours des siècles, ne s’est pas embarrassée d’inutiles scrupules, même si, par moments, elle s’est revêtue d’oripeaux engageants et de masques trompeurs. « L’assimilation » fut un de ces merveilleux trucs politiques créés pour les besoins du maître, passé en mode et accepté comme vérité par ceux-là mêmes qu’il eut charge d’endormir, de ligoter, d’anéantir. […] On leur fit comprendre aussi, à mesure que leurs chaînes individuelles se dénouaient, que leur survie et leur avancement social étaient liés à leur perméabilité aux idées et aux comportements de leurs maîtres. Tout fut mobilisé pour cela : l’église, l’école, la loi. Ainsi naquit l’aliénation culturelle. »