La scène est assez rare pour être soulignée. Au lendemain du résultat des élections européennes, qui a propulsé l'extrême droite sur le devant de la scène politique au national et en Outre-mer et poussé Emmanuel Macron à dissoudre l'Assemblée, un avion atterrit à l'aéroport de Saint-Pierre et Miquelon. À l'intérieur se trouve Patricia Chagnon, une ancienne eurodéputée du Rassemblement national (RN). Inconnue des Saint-Pierrais et Miquelonnais, elle a été parachutée par son parti pour présenter sa candidature aux élections législatives. Mais sa venue n'est pas vue d'un bon œil. À l'extérieur de l'aéroport, des manifestants en colère scandent poliment : "On ne veut pas de vous sur le caillou !".
Cette manifestation impromptue à Saint-Pierre et Miquelon reflète le sentiment de plusieurs Ultramarins, effarés par la perspective de voir le RN prendre le pouvoir en cas de majorité aux élections. "Je ne suis pas d'accord avec ce qu'il se passe en ce moment", lâche une manifestante, en direct sur Saint-Pierre et Miquelon la 1ère. Mais elle sait que le pouvoir du petit comité est extrêmement limité : "Ça va pas faire grand-chose, mais au moins on est là", reconnaît-elle.
Comme ces jeunes Saint-Pierrais, beaucoup ont voulu s'exprimer après le score historique de l'extrême droite aux Européennes – environ 40 % des voix, si l'on additionne les votes du RN, de Reconquête, et d'autres petits partis nationalistes. Au vu des résultats de Jordan Bardella, également relativement bons en Outre-mer, le président de la Collectivité territoriale de Martinique, Serge Letchimy, a sorti sa plume pour appeler ses compatriotes martiniquais, antillais, mais aussi ultramarins, à ne pas tomber dans "la rancœur, l'amertume et la régression morale".
"Flammes du racisme"
Car, historiquement, les idées de l'extrême droite résonnent mal dans les Outre-mer. En écho à l'histoire de ces territoires dont les populations furent longtemps exploitées et abusées, et dont les stigmates de ces violences coloniales persistent encore aujourd'hui, Serge Letchimy, qui porte en héritage le combat d'Aimé Césaire, incite à s'élever contre le RN.
L'extrême droite, dans sa rhétorique et ses actions, prône la division, l'exclusion et la haine. Elle se nourrit des flammes du racisme, du mépris de l'autre, de la xénophobie, celles-là mêmes qui ont tenté de nous réduire au silence, à la servitude et, aujourd'hui, à la déresponsabilisation. Elle promet un retour à un ordre injuste, oppressif, où notre place serait encore une fois reléguée à la marge, ou pire : assignée à la cale du vaisseau planétaire.
Serge Letchimy, président de la Collectivité territoriale de Martinique
Depuis le lancement de la campagne express des législatives, plusieurs voix d'Outre-mer se sont élevées pour appeler à faire barrage contre le parti créé par Jean-Marie Le Pen. C'est notamment le cas de nombreux sportifs, qui n'ont pourtant pas l'habitude d'exprimer leur opinion politique. Comme le footballeur antillais Marcus Thuram, dont le père, Lilian, porte aujourd'hui haut et fort les couleurs de l'antiracisme. Ou encore le sélectionneur de l'équipe de France espoirs, Thierry Henry, qui, juste avant le début de l'Euro de football en Allemagne, a apporté son soutien aux joueurs, dont Thuram et Mbappé, qui ont appelé à se mobiliser contre les extrêmes."Je pense qu'il y a quelque chose qui est quand même important : ce qui peut faire barrage aux extrêmes, c'est d'aller voter. Donc allez voter", a-t-il lancé devant les journalistes.
Et les footballeurs ne sont pas les seuls. Marie-José Pérec, Malia Metella, Dimitri Pavadé, Ysaora Thibus, Mickael Mawem... En cette année olympique, ils sont plusieurs à s'être publiquement positionné contre le Rassemblement national, un parti qui "exploite [nos] différences et manipule nos peurs pour nous diviser", signaient-ils dans le journal L'Équipe il y a une semaine. Lors des championnats d'Europe d'escrime, qui se tenaient du 18 au 23 juin, le Guadeloupéen Yannick Borel a lui aussi exprimé sa peur de voir le RN débarquer au pouvoir.
Un "poison"
Cet appel au barrage contre l'extrême droite ne se limite pas au monde du sport. Depuis plusieurs jours, les tribunes anti-RN foisonnent. L'écrivain martiniquais, prix Goncourt 1992, Patrick Chamoiseau, a aussi fait couler de l'encre dans les pages de Libération, vendredi, pour soutenir le Nouveau Front Populaire, et appeler à "faire front poétique".
Dans une autre tribune, publiée ce lundi sur le site de Politis, un média classé à gauche, de nombreux militants associatifs ultramarins ont étrillé le parti qu'ils considèrent être l'"ennemi des pays dits d'Outre-mer". "Nous, acteurs et actrices de la société civile organisée engagés pour ces territoires, refusons de laisser ce poison infiltrer nos foyers", clament-ils.
Nous refusons de cracher sur le combat mené par nos ancêtres et ne serons pas complices de pratiques visant à cultiver ce que l’esclavage et la colonisation ont laissé de pire derrière eux en matière de traumatisme : un peuple ultramarin pluriel dépossédé de son histoire, de son savoir, ayant parfois honte de lui-même, de sa couleur, de son origine puisque moqué, humilié, déshumanisé embrassant ainsi des discours appelant à "s’intégrer", "s’assimiler", rejetant alors celles et ceux qui lui ressemblent par instinct de survie sociale. Nous refusons qu’une telle aliénation soit transmise à nos enfants déjà héritiers de traumatismes non guéris et de préjudices non réparés. Nous avons le devoir de les protéger.
Tribune de militants associatifs publiée dans "Politis"
Parmi les signataires, on retrouve les anciennes Gilets jaunes Priscillia Ludosky (originaire de la Martinique) et Martine Nourry (La Réunion), Attilus Dasner, du collectif Chlordécone Justice et réparation, Florent Forestier, président de Yes We Can Nette (Mayotte), Jason Temaui Man, président de Te Motu (Polynésie), Kenzy Gauthierot-Pancarte, co-responsable de la commission des Outre-mer des Écologistes, Pierrette Pyram, présidente de l'association DIIVINESLGBTQIA+, Roland Sabra de Madinin'Art (Martinique), Théo Lubin, président de l'association Comité d’Organisation du 10 Mai, Fatia Alcabelard et Christophe Sinnan, du collectif Jistis pou Klodo...
Plusieurs rassemblements contre l'extrême droite, mais aussi contre la politique du gouvernement d'Emmanuel Macron, ont été organisées ce week-end, à Paris, mais aussi dans les territoires d'Outre-mer, à l'initiative de l'Observatoire Terre-Monde, une organisation écologiste ultramarine. D'autres manifestations, organisées par des syndicats, entre autres, doivent aussi avoir lieu cette semaine.
"Laisser le passé au passé"
Déjà, le spectre de l'extrême droite hante cette campagne que personne n'avait vu venir. À La Réunion, par exemple, le responsable départemental du Rassemblement national, par ailleurs candidat aux législatives, Johnny Payet, a créé la polémique, même dans son propre camp, en estimant qu'"on ne doit plus parler d'esclavage" et qu'il faut "laisser le passé au passé", remettant ainsi en cause le travail mémoriel lié au passé colonialiste dans ces territoires.
Contacté, le Rassemblement national n'a pas répondu à nos sollicitations sur cette sortie du responsable local réunionnais, qui s'est par ailleurs à demi-mot excusé.
Les Outre-mer restent des territoires à conquérir pour le RN, qui y applique une stratégie de séduction des Ultramarins, en alimentant le sentiment anti-système des populations qui se sentent délaissées. De scrutin en scrutin, Marine Le Pen soigne ses électeurs ultramarins, assurant que son parti a changé, qu'il n'est plus le Front national. Mais les Ultramarins qui apposent leur nom dans les diverses tribunes publiées depuis la semaine dernière ne s'estiment pas dupes. Ceux qui ont écrit le texte publié dans Politis l'affirment sans pudeur : pour eux, "l’extrême droite n’aime pas les Noirs".