Les attrape-brouillard, une solution pour lutter contre la sécheresse dans les Outre-mer ?

Un collecteur d'eau de brouillard, inspiré des filets à brouillard chiliens, installé sur l'île de Tenerife, aux Canaries, le 23 novembre 2015.
Face à la pénurie et à la sécheresse croissante, des territoires comme l'archipel des Canaries se tournent vers des savoir-faire ancestraux, comme les attrape-brouillard ou collecteurs de brouillard. Cette solution est-elle déclinable dans les Outre-mer ? Oui mais à petite échelle et selon certaines conditions.

L'Hexagone a connu des records de température ces 23 et 24 août, mais les territoires d'Outre-mer ne sont pas en reste face au réchauffement climatique. La Caraïbe enregistre des records de chaleur aquatique, tandis qu'une sécheresse pourrait toucher la Martinique en novembre ; Mayotte est touchée par une crise de l'eau inédite ; dans le Pacifique, les agriculteurs calédoniens craignaient début juillet une forte sécheresse et des difficultés pour nourrir leur bétail.

Face à ces situations alarmantes, chacun cherche des solutions. Au Chili, au Maroc, en Afrique du Sud, mais aussi dans l'archipel espagnol des Canaries qui se rapproche un peu plus de la topographie de certaines îles ultramarines, on mise sur les attrape-brouillard ou collecteurs de brouillard.

Il s'agit d'un filet en mailles serrées, tendu entre deux poteaux face au vent et au brouillard, à flanc de montagne. Des gouttelettes se forment alors sur les mailles jusqu'à former un filet d'eau qui coule vers des réservoirs.

Selon le site spécialisé FogQuest, "un grand collecteur de brouillard, avec une surface de collecte de 40 m2, produira généralement en moyenne 200 L par jour tout au long de l'année. Certains jours, aucune eau n'est produite. Les autres jours, jusqu'à 1 000 L seront générés" (voir encadré ci-dessous).

Des coûts réduits

Ce savoir-faire ancestral avait ressurgi au Chili dès les années 60 dans des zones arides. Les filets étaient installés "dans des zones bien précises et ça a bénéficié aux populations locales", raconte Alain Gioda. À la retraite, cet hydrologue qui travaillait à l'Institut de recherche pour le développement étudie les filets à brouillard depuis une trentaine d'années.

Selon les spécialistes, l'intérêt premier était que les populations locales puissent elles-mêmes installer le système, et le réparer si besoin. Pour fabriquer un collecteur, il suffit donc de deux poteaux en bois, entre lesquels on tend un filet, éventuellement quelques câbles pour assurer le dispositif si celui-ci est imposant. Toujours selon FogQuest, "les coûts sont donc réduits, allant de 75 $ (70 €) pour un petit capteur à 1500 $ (moins de 1.400 €) pour un très grand".

"Ça peut se faire dans le monde entier : il suffit d'avoir une côte au vent, une montagne, donc dans presque toutes les îles océaniques, surtout celles en zone désertique et qui sont hautes, c'est très intéressant", avance Alain Gioda. Car il faut que le brouillard ou les nuages se forment, soient poussés par le vent et "s'accrochent " à la pente d'une montagne. Mais "rapporté à la surface du monde", ces installations ne peuvent se faire qu'à des endroits bien précis et sur une très faible superficie.

Le cas de La Réunion

Quand on demande à Alain Gioda si cette solution pourrait être appliquée dans les Outre-mer pour prévenir la sécheresse, sa réponse est mesurée. Tous les territoires ne réunissent pas les conditions topographiques, comme les îles de Mayotte ou Marie-Galante, pas assez élevées.

À l'inverse, il ajoute qu'"il y a des endroits qui seraient très favorables, mais on sait qu'il n'y a pas de demande (de besoin d'eau, NDLR) comme par exemple aux Marquises", parce que c'est humide.

Un territoire sort néanmoins du lot : La Réunion. "Il y a une sécheresse assez importante certains mois, et pendant ces mois, il peut y avoir présence de brouillard, de nuages en altitude, qui ne donnent pas de grande pluie et c'est là que ça sert, explique Alain Gioda. C'est en appoint, mais ça marche toute l'année."

Un avis corroboré par Laurent Jauze pour qui La Réunion est "le territoire d'Outre-mer qui a le plus grand potentiel". Ce biogéographe réunionnais reconverti dans l'agriculture a mené des recherches sur son île dans le courant des années 2000. Avec un collègue géographe, Gérald Gabriel, ils se sont intéressés à la végétation qui capte l'humidité.

L'arbre fontaine

"On avait découvert un arbre qui était capable de capter l'eau de brouillard dans des zones sèches, et sous l'arbre il pleuvait carrément, se souvient-il. Les quantités étaient assez impressionnantes. J'ai mesuré sous certains arbres plus de 100 L d'eau par m2, pour certains épisodes de brouillard."

Cette espèce endémique, le Sophora Denudata ou petit tamarin des hauts, fait donc partie de ce qu'on appelle les arbres fontaines, ces plantes capables de capter l'eau du brouillard. C'est ce phénomène qui avait donné l'idée à certains hommes de placer des réservoirs sous ces arbres dès "le Moyen-Âge", puis plus tard de créer les capteurs de brouillard sur le modèle de cette végétation.

Étudier cet arbre "était une des étapes préliminaires avant de s'intéresser aux filets à brouillard eux-mêmes", retrace Laurent Jauze. En l'occurrence, lui et son collègue avaient été mandatés pour installer des filets au Maïdo, un sommet de la Réunion qui culmine à 2.200 mètres, pour que l'Observatoire de l'atmosphère situé sur ce piton puisse avoir de l'eau.

"Ils n'avaient pas d'approvisionnement en eau, puisque là-bas il n'y a pas de source, pas de rivière, pas de pluie, il fallait faire venir des camions citernes, raconte le biogéographe. Donc on avait lancé cette petite étude pour savoir où l'on pouvait placer des filets à brouillard." En parallèle, ils ont aussi collaboré avec un éleveur de moutons de l'île qui voulait installer un filet à brouillard pour abreuver ses bêtes.

Des conditions qui deviennent des freins

Ces deux opérations se sont arrêtées avec le départ de Gérald Gabriel, mais elles ont apporté plusieurs enseignements. Selon le biogéographe, ces expériences ont bien marché car elles réunissaient les bonnes conditions topographiques et météorologiques, et elles correspondaient à des besoins. "À chaque fois, c'était sur des petites unités très ciblées", insiste Laurent Jauze, partageant les idées d'Alain Gioda.

Il ne pourrait pas forcément refaire ces expériences aujourd'hui, car entretemps "40% du territoire" est devenu "parc national et patrimoine mondial de l'Humanité". "On ne met pas des filets à brouillard n'importe où, il faut demander des autorisations, est-ce que ça n'a pas d'impact sur le vol des oiseaux ?", liste Laurent Jauze.

Il pose aussi la question de l'usage et du bassin de population : "Si c'est capter de l'eau à 2.000 m d'altitude et la renvoyer sur le littoral, ce n'est pas le plus pertinent. Maintenant, si ça reste dans l'esprit des années 80 où c'était vraiment pour des petits besoins pour des petits bassins de population, pourquoi pas."

Interdit de boire l'eau de pluie

Cette eau de brouillard peut servir à arroser son jardin, abreuver les animaux, ou remplir la chasse d'eau, mais peut-elle être consommée par les hommes ? Des territoires comme Mayotte ou la Guadeloupe manquant d'eau potable pourraient-ils y trouver une solution d'appoint ?

Sur ce point, la réglementation française est très claire : il est strictement interdit de boire l'eau de pluie. Le brouillard étant "une précipitation horizontale", il est donc aussi concerné par cette loi. Cette eau "peut présenter une contamination chimique, notamment après ruissellement" ou une "contamination bactérienne ou parasitaire si elle est stockée dans une cuve", indique le ministère de l'Écologie.

Ce n'est pas le cas dans d'autres pays. Alain Gioda a ainsi constaté qu'au Maroc, on boit de l'eau issue des collecteurs de brouillard. "Dans certains coins des Canaries, on en met un petit peu dans la bière", assure-t-il.

D'après ses observations dans le monde, ces installations ne doivent "pas être trop près de la mer, sinon vous allez récupérer beaucoup d'embruns, donc ça va être trop salé". "Il ne faut pas se mettre au-dessus d'une ville, parce que la ville va émettre des microparticules, et on va les retrouver piégées dans les gouttelettes", ajoute-t-il. Dans tous les cas, il faut réaliser des analyses pour s'assurer de la qualité de l'eau.

Pas de solution miracle

C'est d'ailleurs ce qu'a fait Laurent Jauze qui n'avait pas d'eau potable sur son exploitation agricole et qui était trop loin pour se raccorder au réseau. "J'avais l'eau d'irrigation que je voulais utiliser, que je voulais rendre potable pour ma consommation personnelle, explique-t-il. Donc j'ai écrit à l'ARS qui m'a dit : 'Ok mais il va falloir suivre tout un tas d'étapes pour prouver que l'eau - une fois que je l'aurai traitée par filtre à charbon ou osmoseur - est débarrassée des bactéries, etc.'"

Il a donc déboursé entre 2.000 et 3.000 € pour acheter le système de purification de l'eau, et a dû faire appel à une entreprise agréée afin de réaliser des analyses récurrentes de la qualité de l'eau et ainsi avoir l'autorisation de l'ARS.

Topographie, météo, freins juridiques, eau non potable... Beaucoup de conditions doivent donc être réunies pour que les attrape-brouillard soient vraiment utiles et efficaces. À première vue faciles à installer et bon marché, ils peuvent être pertinents dans les Outre-mer à condition de servir en appoint aux besoins de petits bassins de population, selon les deux spécialistes.

 

  • Ça veut dire quoi 100 mm = 100 L ?

    Les spécialistes parlent parfois de 100 millimètres (mm) et de 100 litres (L) pour parler de la même quantité d'eau. Comment est-ce possible ? Laurent Jauze, biogéographe réunionnais reconverti dans l'agriculture, nous explique :

    "Quand on dit qu'il a plu 1 L d'eau à tel endroit, il faut s'imaginer une surface d'un mètre de côté, soit un mètre carré, totalement imperméable. Si vous prenez un litre d'eau, vous videz cette eau sur cette surface imperméable, vous aurez un filet d'eau qui aura une hauteur de 1 mm. Donc 1 mm, c'est 1 L d'eau par mètre carré. Donc quand je dis qu'il a plus 100 mm sous l'arbre, ça veut dire qu'il a plu 100 L d'eau par mètre carré sous cet arbre-là."

    À titre de comparaison, 100 L d'eau par jour et par personne sont utilisés dans les centres de vacances, selon le Centre d'information sur l'eau