“N’ayant pu me corrompre, ils m’ont assassiné”, cette phrase figure sur la tombe d’André Aliker à Fort-de-France, là où il est enterré depuis près d’un siècle. Cette épitaphe résume bien l’histoire d'un homme trop engagé, qu’on a réduit au silence.
Un homme exceptionnel
André Scholastique Hermann Aliker naît le 10 février 1894 au Lamentin en Martinique. Ernest Mauconduit, son père, est un comptable blanc, sa mère, une travailleuse agricole noire. André est le deuxième d'une fratrie de 14, 6 garçons et 1 fille atteindront l'âge adulte. Le couple est très modeste mais les enfants fréquentent l'école du bourg grâce aux efforts de leur mère Louise-Anne Aliker.
André exerce d'abord le métier de charpentier puis s'installe à Fort-de-France, où il trouve du travail dans un commerce. La Première Guerre mondiale bouleverse son destin. En 1915, il se porte volontaire et quitte son île et rejoint les troupes françaises. Dans les tranchées, le soldat Aliker se distingue par sa conduite exemplaire. Sa hiérarchie souligne qu’il est "toujours volontaire pour les missions les plus périlleuses”.
Profondément marqué par son expérience du front et le sort de ses compagnons d’infortune venus d'autres colonies, Aliker prend conscience des inégalités de la société de l’époque. De retour au péyi, le jeune militant communiste s'engage dans le groupe politique Jean Jaurès. Il travaille toujours dans le commerce et devient également journaliste pour "Justice" fondé en 1920 par Jules Monnerot. Dans le journal du Parti communiste martiniquais, il publie des articles au vitriol dans un style court et efficace. Il dénonce les injustices, les dysfonctionnements de l’administration ou les abus de certains grands patrons. Plus qu’un simple rédacteur, Aliker est un vrai reporter : il va sur le terrain, interroge, enquête, soucieux d’exposer les faits et de divulguer la vérité. Une forme de journalisme qui n’existait pas jusque-là en Martinique. Il a l'intuition du journalisme moderne.
À cette époque, en Martinique, une bonne dizaine de familles de Békés, les grands propriétaires terriens, possèdent la presque totalité du sol. Elles font cultiver la canne à sucre et fabriquent du rhum. L'économie locale est entre leurs mains.
En vérité, André Aliker est la bête noire du patronat, des cléricaux, de la haute administration. D’autant plus qu’il est aussi un militant syndicaliste et politique infatigable. Il anime le syndicat des employés de commerce, mais on le voit aussi avec les dockers, les ouvriers du bâtiment, les ouvriers boulangers. Dans les meetings, résonne sa parole ardente et impitoyable pour l’ennemi de classe
Armand NicolasLe combat d'André Aliker, 1974
Une intégrité héroïque
À partir de juin 1933, Aliker s'attaque à Eugène Aubéry, le plus puissant des usiniers, dans une série d'articles. Il y dénonce un scandale financier, mêlant fraude fiscale et corruption de magistrats et d'hommes politiques. En Martinique, le journal a de plus en plus de succès. Aubéry s'inquiète. Il envoie son gendre Lavigne "acheter" le rédacteur en chef, le plus lu de l'île. L'incorruptible Aliker refuse l'arrangement et relate cette rencontre dans les colonnes du journal.
En novembre, il est agressé physiquement par deux individus alors qu'il assiste à un spectacle accompagné d'Emilie, sa femme et d'Alex et Mirette, ses deux enfants.
Le 1er janvier 34, le journaliste est kidnappé, bâillonné, ligoté et jeté à la mer. Il réussit à défaire ses liens et rejoint la rive à la nage. André Aliker porte plainte et demande l'autorisation de s'armer. Il écrit dans une lettre adressée à son frère cadet Pierre Aliker : "Après l'attentat du jour de l'an, je suis convaincu qu'Aubéry a mis ma tête à prix."
Le port d'arme lui est refusé. Il disparaît quelques jours plus tard et est retrouvé mort encordé à une feuille de tôle, le 12 janvier 1934, un mois avant son 40e anniversaire. L'annonce de sa disparition émeut toute la colonie. Des dizaines de Martiniquais rejoignent Fort-de-France pour réclamer justice. Une foule immense se presse aux funérailles de l'homme qui a payé de sa vie le combat qu'il menait contre l'injustice.
L'artiste Claude Cauquil a reproduit la scène de la découverte du corps en 1934 à Fond Bourlet :
Un déni de justice
L'affaire Aliker est devenue le symbole historique d'une justice coloniale. Des rumeurs soutiennent la thèse du suicide.
La réalité de cette affaire c'est qu'on est avec l'affaire Aliker face à l'un des plus grands dénis de justice de l'histoire du 20e siècle. Ce militant communiste et journaliste André Aliker se fait assassiner - on le retrouve donc mort et parfaitement saucissonné dans les règles de l'art - et la justice déclare que c'est un suicide. Et cette thèse va tenir deux ans jusqu'au procès de Bordeaux.
Guy DeslauriersLe journal du soir n°853, RFO - 03/06/2009
Pourtant l'enquête commence bien, le juge d'instruction Duchemin place sous mandat de dépôt six personnes puis inculpe pour complicité d'assassinat deux émigrés : Darcy-Moffat et Mellon. Il ose demander les emplois du temps d'Aubéry et Lavigne. Il n'aura pas le temps de les entendre, le juge Duchemin est rappelé et muté en Afrique précipitamment.
Le juge Pouzelet reprend l'affaire. Celui-ci libère immédiatement quatre gardés à vue dont le boxeur Hali mis en cause par un témoin. Le nouveau juge se montre nettement moins entreprenant. Le procès est dépaysé à Bordeaux et s'ouvre 2 ans plus tard, le 21 janvier 1936.
L'affaire Aliker fait grand bruit et plusieurs journalistes de gauche la suivent depuis l'Hexagone. Magdeleine Paz, journaliste socialiste, Jean Maurice Hermann, journaliste au Populaire et Simone Téry relatent l'affaire dans plusieurs articles. Les deux derniers couvrent le procès de Bordeaux (l'article de Simone Téry sur La bouleversante déposition d'Emmanuel Aliker, épisode VII des débats sur l'affaire Aliker à Bordeaux, publié le 26 mars 1936 est disponible sur le site Gallica). Denise Moran publie "Le Meurtre d'André Aliker" la même année.
Le verdict du procès de Bordeaux reconnaît l'assassinat avec préméditation d'André Aliker ainsi que le guet-apens mais ne condamne pas les assassins.
Les véritables coupables ne seront jamais inquiétés ni punis.
Production originale d'Initial Studio avec la participation de France Télévisions.
Recherches et écriture : Emeline Férard
Réalisation, montage et mixage : Karen Beun et Samuel Hirsch.
Musique : Samuel Hirsch.
Production et la direction éditoriale : Elisa Mignot
Production déléguée : Marc Sillam.
Direction éditoriale pour Outre-mer La Première : Patrice Élie Dit Cosaque.
Et c’est la voix de Rebecca Chaillon qui vous a raconté cette histoire.