La culture de la canne, surtout aux Antilles, a favorisé l’émergence du capitalisme moderne et une grande partie de la dynamique industrielle de la France. Cette filière historique demeure aujourd’hui l’une des principales composantes du secteur agroalimentaire en Guadeloupe et en Martinique.
Aux Antilles, la canne à sucre des colonies françaises de Guadeloupe, de Martinique et de Saint-Domingue à l’époque (Haïti), a considérablement contribué à la richesse et au développement économique et industriel de la «métropole», la France hexagonale. D’énormes fortunes se sont ainsi bâties sur l’esclavage des Africains déportés et le travail servile qui a suivi l’abolition, modifiant également la géographie humaine de ces territoires et du monde. À partir du XVIIe siècle, l’Europe et l’Amérique du Nord devinrent de plus en plus avide de sucre, et des villes comme Bordeaux, Nantes, La Rochelle, Lorient, Saint-Malo, Honfleur, Le Havre, Rochefort et Marseille ont prospéré sur la dynamique du commerce triangulaire (Afrique, Amériques, Europe) des esclaves, du sucre et autres produits, faisant également les bonnes affaires de Paris. Les colons et leurs descendants, plus particulièrement les békés de Martinique, ont construit des empires industriels et patrimoniaux sur cette manne. On en voit encore les traces aujourd’hui. Cet héritage économique est bien présent aux Antilles, où une grande partie de l’agriculture dépend toujours de la canne.
Guadeloupe : un territoire bâti sur l'industrie sucrière
La canne à sucre fait son apparition sur « l’île aux belles eaux » vers les années 1640, en provenance du Brésil, où les Portugais l’avaient introduite dès le XVIe siècle. Supplantant le tabac, la culture de la canne démarre à grande échelle après 1660, et d’immenses plantations voient le jour, principalement sur la Grande terre et sur l’île de Marie-Galante. Plus de 3000 esclaves d’origine africaine y travaillent. Au fil des différentes occupations, française et britannique, ce nombre ne fera qu’augmenter pour atteindre 90.000 esclaves environ à la fin du XVIIIe. Après l’abolition définitive de l’esclavage en 1848, les nouveaux affranchis désertent en masse les plantations. Pour les remplacer, les colons font venir des dizaines de milliers d’Indiens, des «engagés» sous contrats quinquennaux. La majorité d’entre eux, soit près de 40.000, resteront sur place. Quelques milliers d’Africains «libres» seront également recrutés dans les années 1860.
À cette époque, le territoire possède 11 usines principales et plus de 400 sucreries. L’usine d’Arboussier de Pointe-à-Pitre (où se trouve maintenant le Mémorial ACTe), importante innovation industrielle, est inaugurée en 1869. Elle est notamment alimentée par un train qui traverse la Grande Terre. L’île de Marie-Galante, plus grande dépendance de Guadeloupe, produit également beaucoup de canne. Vers 1800, elle compte près de 10.000 esclaves, plus de cent habitations sucrières avec autant de moulins. La culture de la canne prend une dimension technique et scientifique. Les machines se modernisent, des laboratoires sont créés pour la sélection des meilleurs plants, et pour améliorer la qualité du rhum. Des routes, des aqueducs, des ponts et des canaux sont construits. La Guadeloupe se bâtit, littéralement, sur le sucre.
De nos jours, la canne à sucre reste la principale culture en nombre d’exploitations (3800 planteurs environ) et pour la surface utilisée (13.390 hectares en 2018 selon l’Institut d'émission des départements d'Outre-mer [IEDOM]). Au milieu des années soixante, à son apogée, la Guadeloupe produisait 1,8 million de tonnes de cannes, pour chuter à 496.000 tonnes en 2019. Depuis 1968, le contexte est devenu très concurrentiel, car l’industrie sucrière entre dorénavant dans le cadre de l’Organisation commune de marché du sucre (OCM sucre). L’offre de la Guadeloupe et des autres producteurs ultramarins est donc confrontée au sucre de betterave vendu par les Européens, mais aussi à celui de pays tiers importé par l’Union. Par ailleurs, les prix ont fortement baissé à la fin 2017 du fait d’une production mondiale plus importante. En ce qui concerne le rhum, sa fabrication a atteint 80.367 hectolitres d’alcool pur (52,8% de rhum industriel et 47,2% de rhum agricole) en 2019, soit 11,1% de moins que l’année précédente, un recul lié à la mauvaise récolte cannière. La production est exportée respectivement à hauteur de 89,5% et 49% pour les rhums industriel et agricole (source IEDOM).
♦ À écouter : "La canne à sucre est-elle encore rentable en Basse-Terre ?" (2e partie : des rendements en chute libre). Emission du samedi 27 Juin 2020, par Josiane Champion (Guadeloupe La 1ere)
La canne à sucre encore rentable ?
Martinique : l’île aux fleurs et aux multiples rhums
Tout comme en Guadeloupe, l’histoire de la Martinique s’est bâtie sur celle de la canne. Elle fait partie de l’ADN de son patrimoine géographique, socioéconomique et humain. La canne à sucre aurait été introduite sur « l’île aux fleurs » dès 1638, en provenance du Brésil. L’Europe entière s’étant pris d’engouement pour le sucre, la culture à grande échelle de la canne à partir des années 1660 va progressivement remplacer celle du tabac sur laquelle était basée l’économie de la colonie. Mais la plante est extrêmement vorace en main d’œuvre. Les esclaves déjà présents sont en nombre insuffisants, aussi la traite en provenance d’Afrique va battre son plein durant deux siècles environ, assurant la richesse d’une multiplicité d’armateurs, de fournisseurs et d’intermédiaires de toute sorte, en Europe, aux Antilles et sur le continent africain. Entre 1660 et 1682 par exemple, la population esclave est multipliée par cinq. À la fin du XVIIe siècle, la production est d’environ 5000 tonnes de sucre brut.
Les esclaves ne travaillent pas seulement dans les champs mais bâtissent les habitations, des ateliers, les premières usines, creusent des canaux, construisent les routes, les lignes de chemins de fer, font tourner des machines… Après l’abolition du travail servile en 1848, les colons font appel « sous contrat » à des travailleurs originaires des comptoirs français de l’Inde, comme Pondichéry, et des milliers d’Africains de la région du Congo. Entre 1853 et 1883, la Martinique accueille environ 25.000 ouvriers indiens, beaucoup moins qu’en Guadeloupe (presque le double). Contrairement à ce dernier territoire, l’abolition a moins de conséquences économiques néfastes en Martinique. D’une part, les grands planteurs ont beaucoup plus de capitaux, qu’ils ont su faire fructifier. D’autre part, ils ont mieux maîtrisé le passage à une industrialisation et une mécanisation de la filière sucrière. Ainsi, en 1900, la Martinique compte une vingtaines d’usines (les «centrales») et un peu plus de 110 distilleries.
Aujourd’hui, la canne à sucre représente la deuxième production agricole de la Martinique après la banane. Elle occupe 16,6% de la surface agricole utilisée (18,9% pour la banane). En 2019, la culture de la canne comptait 177 planteurs selon l’IEDOM, qui ont fourni un volume de cannes de 160.613 tonnes (contre 206.395 en 2018), dont plus de 85% destinés à la production de rhum. Ce dernier a assuré 20% de la valeur d’exportation de biens (hors produits pétroliers) de l’île, qui dénombre 11 distilleries, dont sept faisant du rhum agricole, trois reconverties en sites touristiques avec chais de vieillissement (Habitation Clément, Habitation Saint-Étienne et distillerie Dillon) et une de rhum de sucrerie (Le Galion). Le rhum de Martinique, distribué dans plus de 100 pays dans le monde, constitue le deuxième produit d’exportation derrière la banane. Au niveau de la production de sucre, le territoire a affiché pour 2019 un nouveau repli consécutif (-45,8% à 547 tonnes), après une forte baisse enregistrée en 2018 (-48,1%), ce qui compromet dorénavant la pérennité de la filière.
Le rhum agricole (non industriel) de la Martinique est le seul rhum en France à bénéficier d’une appellation d’origine contrôlée (AOC). Ce label, qui lui a été attribué en 1996, caractérise une production spécifique liée à un terroir et un savoir-faire unique. Une reconnaissance particulièrement importante pour les rhums élaborés localement et qui concourt à leur rayonnement sur le plan international. Il existe actuellement une douzaine de grands rhums agricoles martiniquais.
♦ Vidéo : filière canne-sucre-rhum, une année 2020 en demi-teinte en Martinique
Guyane : la canne, le bagne et les forçats
C’est un pan peu connu de l’histoire, mais la culture de la canne a été à une époque l'épicentre de l’organisation de la société coloniale en Guyane. Selon l’archéologue Nathalie Cazelles, qui a consacré une thèse à ce sujet, elle débute «dans les années 1659 avec l’arrivée des Juifs hollandais, dont une bonne partie venait du Pernambouc au Brésil.» Elle perdurera de manière industrielle jusqu’à la fin du XIXe siècle. Comme aux Antilles, les colons hollandais puis français ont profité de la gratuité de la main d’œuvre esclave. En dépit des difficultés d’installation en milieu amazonien, des dizaines de sites de production existaient. Aujourd’hui recouverts par la forêt, pour la plupart, certains ont été révélés par des fouilles archéologiques, notamment dans le Bas Approuague.
À l’occasion des deux abolitions, en 1794 puis en 1848 (l’esclavage ayant été rétabli par Napoléon Bonaparte en 1802), des milliers d’esclaves trouvent refuge dans la forêt, rejoignant les « Noirs marrons » qui avaient déjà fui les plantations, ou créant leur propre communauté. Cela va provoquer momentanément l’effondrement de l’économie sucrière. Afin de remplacer la main d’œuvre servile, la France met alors en place un déplacement massif de forçats vers la Guyane à partir de 1852. Les bagnes de Cayenne, Saint-Laurent-du-Maroni et des îles du Salut sont créés. Le système carcéral aura recours à un peu plus de 90.000 hommes et femmes en un peu plus de 90 ans d’existence. Le camp pénitentiaire de Saint-Maurice était l’une des institutions carcérales les plus importantes dépendant du bagne de Saint-Laurent-du-Maroni. Des détenus y cultivaient la canne à sucre. Selon des chercheurs, «il y aurait eu une distillerie à tafia, un alcool élaboré à partir des résidus de sucre, jusque dans les années 1940 ainsi qu’une sucrerie qui aurait fermé à la fin du XIXème siècle. D’après les différentes études patrimoniales réalisées jusqu’alors, les bâtiments auraient tous été rasés.»
Plus précisément, l’usine comprenant la sucrerie et la distillerie aurait été installée en 1867. Elle était également alimentée par de nombreux concessionnaires alentours. L’objectif était de prouver que le bagne était rentable et d’en faire un modèle pour l’Ouest guyanais, sur les plans industriel et économique. L’usine fermera avec la fin du bagne en 1946 - déjà elle n’exportait plus de sucre depuis 1884 - mais une distillerie (la seule existant aujourd’hui) s’est installée près de là au début des années quatre-vingt, approvisionnée par des exploitants des champs de canne qui existent toujours.
À l’époque, les bagnards absorbaient – littéralement – une grande partie de la production de rhum. Celle-ci, et celle de la canne à sucre, connurent une forte augmentation durant les deux guerres mondiales, où l’alcool et le rhum des Antilles-Guyane en particulier étaient donnés aux troupes françaises en grande quantité, pour «leur remonter le moral», «leur donner du courage», et les «protéger contre les maladies». On utilisait également le rhum comme désinfectant.
Pour aller plus loin
► Gisèle Pineau, «La Guadeloupe à travers la carte postale ancienne», HC éditions, 128 pages, 18,50 euros.
► Les Outre-mer, c'est quoi ? La Guadeloupe (Outre-mer La 1ere)
► Françoise Thésée, «Fort-Royal de la Martinique (XVIIe siècle)», Service des musées régionaux, région Martinique, 74 pages.
► Nathalie Cazelles, «Évolution et adaptation des industries sucrière et rhumière en Guyane, XVIIe-XXe siècle» (thèse d’archéologie)
► Les Outre-mer, c'est quoi ? La Guyane (Outre-mer La 1ere)
► Web série : «Il était une fois le sucre : de l'esclavage à l'engagisme» (Outre-mer La 1ere)
Rapports 2019 de l’Institut d'émission des départements d'Outre-mer (IEDOM) sur la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique