Premier anniversaire de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage dans un climat de "résurgence des oppositions" (Jean-Marc Ayrault)

Créée le 15 novembre 2019, la Fondation pour la mémoire de l'esclavage fête son premier anniversaire dans un climat tendu, marqué par les manifestations anti-racistes. Pour son président Jean-Marc Ayrault, il est plus que nécessaire de transmettre l'histoire de l'esclavage pour lever les scissions.
Dimanche 15 novembre, à l'occasion de son premier anniversaire, la Fondation pour la mémoire de l'esclavage organise un Facebook live retransmis par Outre-mer la 1ère. Animé par Claudy Siar, ce rendez-vous s’intéressera aux 20 ans de la loi Taubira qui a permis la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité. Parmi les intervenants : Christiane Taubira, Jacques Toubon, Tania de Montaigne, Lilian Thuram mais aussi Jean-Marc Ayrault, président de la FME, avec qui Outre-mer la 1ère s'est entretenue.

Outre-mer la 1ère : La fondation fête sa première année dans un contexte sociétal très particulier et aussi, 20 ans après la loi Taubira. Où est-on aujourd'hui, selon vous ?

Jean-Marc Ayrault : La société a beaucoup changé c'est vrai. Vingt ans, c'est une génération. C'est le moment de faire un bilan. La Fondation pour la mémoire de l'esclavage que je préside et qui a désormais un an, a fait un travail sur l'enseignement de cette histoire dans les programmes scolaires. Nous avons publié un document qui montre qu'il y a eu des progrès de faits, mais qu'il y a encore énormément de lacunes et d'insuffisances quant à l'enseignement de cette histoire. À la fois celle de la traite, de l'esclavage et de la période coloniale qui a suivi les abolitions. C'est dire l'immense chantier qu'est le nôtre et la nécessité de poursuivre et de connaître. Car je constate, vingt ans après la loi Taubira qui faisait obligation de la présence de cette histoire dans les programmes scolaires, la méconnaissance, l'ignorance, y compris chez les personnes les plus éclairées. C'est contre cette ignorance que l'on veut lutter car l'ignorance génère des crispations, des peurs. Et nous sommes dans un moment où l'on voit une résurgence des oppositions.
   
Justement, si la loi Taubira devait être votée demain, dans ce contexte, est-ce qu'elle serait adoptée ?

Je me suis posé la question. Est-ce qu'on pourrait l'adopter dans les mêmes conditions ? J'ai été très actif auprès de Christiane Taubira lorsqu'elle avait lancé cette proposition de loi en 1997. Lionel Jospin était Premier ministre, je présidais le groupe socialiste majoritaire. Nous avons partagé cette proposition de loi avec les autres groupes, ce qui fait qu'à la fin du processus parlementaire, aussi bien à l'Assemblée nationale qu'au Sénat, c'est une loi qui est passée à la quasi-unanimité. Je ne suis pas sûr qu'aujourd'hui ce serait le cas, quand on écoute les discours des uns et des autres, les crispations identitaires, la polarisation, la montée des idées d'extrême-droite, le refus de partager cette histoire… Et à chaque fois qu'on l'aborde, on se fait traiter de partisan de l'auto-flagellation et de la repentance, ce qui n'est absolument pas l'esprit de la démarche. C'est dire à quel point le chantier est encore devant nous.
   
On le voit justement avec les mots de Jean Castex récemment

Oui c'était une formulation très rapide et hâtive qui vient nous interpeller puisqu'il y a au moins une chose qu'il faut reconnaître, c'est que le Président de la République, Emmanuel Macron, à chaque fois qu'il a pu s'exprimer sur la question, n'a pas mâché ses mots. Notamment concernant la colonisation qu'il avait dans la campagne électorale mentionné comme un crime contre l'humanité. Même s'il n'a pas réutilisé le terme par la suite, il a encore dans son discours des Mureaux considéré que si on veut se réconcilier notamment avec l'Algérie et le peuple algérien, ce travail est encore à faire. La mission qu'est la nôtre en remontant aux origines en quelque sorte, c'est-à-dire la traite et l'esclavage, va faire œuvre utile au fur et à mesure car à chaque fois que l'on a les clés de la connaissance, les esprits s'éclairent.

Notre objectif n'est pas de diviser, il est de renforcer la cohésion nationale mais ça ne pourra pas se faire si on n'a pas une connaissance précise de tous les mécanismes historiques dont on est aujourd'hui les héritiers. Les héritages, c'est positif au sens de la culture, du patrimoine créolisé dont parlait Edouard Glissant. Mais c'est aussi des souffrances, des douleurs, des non-dits et c'est aussi des racismes et des discriminations.

 
De plus en plus de voix s'élèvent contre des figures du récit national français, comme Colbert, mais aussi Schoelcher, notamment en Martinique. Est-ce qu'il y a en France un problème de symboles ?

J'ai ressenti cela lorsque j'ai posé la question de Colbert et du Code noir. Non pas pour effacer Colbert de l'histoire de France, ça a été un grand personnage. Mais si on veut rendre justice à tous, il ne faut pas occulter un moment important où il y a la décision d'inscrire dans le droit l'esclavage. Et plus tard, lorsque l'esclavage est aboli après deux tentatives, l'Histoire ne s'arrête pas pour autant. Après l'abolition, il va y avoir la colonisation qui va se développer de façon systématique et on va mettre en place des mesures comme le travail forcé, l'indigénat, qui sont des régressions par rapport au droit commun. C'est la mission de la FME, d'aider à ce que des éléments soient en mis en débat, ce que fait notre conseil scientifique pluridisciplinaire et international qui fait un travail remarquable.

Jean-Marc Ayrault évoque l'importance de valoriser des symboles comme la Mûlatresse Solitude ou le député Jean-Baptiste Belley :
 
Comment peut-on créer le lien avec les jeunes générations qui remettent en question la transmission faite par l'Etat ?

Malgré toutes les contraintes, il est important et j'espère qu'on pourra tenir, que les élèves puissent aller à l'école car c'est la clé de tout. Il ne faut surtout jamais se résigner. Toutes les opportunités doivent être saisies. Le concours de la flamme de l'égalité qui est l'équivalent du concours de la résistance est encore trop peu connu. L'objectif de la Fondation c'est d'accompagner l'éducation nationale, les professeurs qui souhaitent disposer d'outils pratiques. Il y a aussi la dimension culturelle. Je crois qu'il faut multiplier les opportunités pour ce qui est aujourd'hui notre patrimoine commun. Musique, littérature, peinture sont les héritiers de cette histoire.
Il faut que nos services publics de télévision et de radio en fassent davantage en mettant en valeur des figures du passé et contemporaines, de la diversité de notre société.

Mais alors avec la fermeture de France Ô, il y a un problème de message envers ces territoires marqués par l'histoire de l'esclavage.

Il est évident que France Ô fermé, il ne faut pas que le service public se sente déresponsabilisé. Au contraire, il doit l'être davantage. Ce n'est pas seulement une émission de temps en temps, ou quelques personnes que l'on va mettre en valeur dans les émissions. C'est l'ensemble de l'institution qui doit se sentir mobilisée.