“J’en ai mangé et je ne suis pas mort.” Dans une scène d’introduction aux inspirations bibliques, Béatrice Bienville réécrit le mythe du fruit défendu. À un détail près : la pomme est une banane. “Si tu manges de ce fruit, tu sauras tout du Bien et du Mal”, poursuit le serpent. Trop beau pour y voir, l'une des premières pièces de l'autrice de théâtre Béatrice Bienville était en lecture publique ce vendredi à Paris.
Quinze élèves du Studio 7 de l'École du nord ont lu et interprété la vingtaine de personnages de la pièce de la Guadeloupéenne qui retrace l'histoire de la banane et du chlordécone aux Antilles. L'œuvre nous transporte tantôt dans le bureau de Jacques Chirac, alors ministre de l’Agriculture, tantôt dans une pub des années 1970 faisant la promotion de la banane antillaise en chanson.
Pendant une heure et demie, toute l’histoire de la banane aux Antilles est retranscrite. De son importation par bateaux en 1516, à l'autorisation du chlordécone en 1975, jusqu'au cabinet de gynécologie dans lequel un médecin explique à une ouvrière agricole que le bébé qu’elle porte sera contaminé au chlordécone. Pesticide qu’elle a répandu avec ses mains nues pendant ses 40 ans de carrière.
Une famille brisée par le chlordécone
Cette femme, dans le cabinet de gynécologie, c'est Lyne, l'un des personnages principaux de la pièce qui voit sa famille se retrouver en Guadeloupe autour du deuil de son fils, décédé d'un cancer de la prostate. Avec une écriture à la fois touchante et hilarante, Béatrice Bienville pose sur la scène de théâtre un sujet important, que beaucoup découvriront. "J'avais déjà écrit une pièce sur l'histoire de la Guadeloupe, précise l'autrice. Et j'avais envie de poursuivre ce travail-là. Comme toutes les personnes qui vivent en Guadeloupe, j'ai suivi les actualités liées au chlordécone, les tentatives de procès. J'avais envie d'essayer de m'en emparer par la fiction, par une pièce de théâtre."
Parmi les quinze comédiens du Studio 7, une seule est d'origine guadeloupéenne. Elle connaissait bien sûr le scandale du chlordécone, les autres non. L'histoire parle aussi beaucoup de "la famille, de traverser un deuil, et de politique…, donc il y avait toujours un endroit où ça raccrochait avec leur histoire", confie Béatrice Bienville.
Pour Jade Crespy, d'origine guadeloupéenne, jouant le rôle de Zoé, la petite-fille de Lyne, c'est un honneur de pouvoir incarner ce texte : "J'ai grandi dans l'Hexagone, j'allais souvent en Guadeloupe, mais il y avait beaucoup de choses dont je n'avais pas du tout conscience. C'est super de découvrir un texte qui parle de ça et de la Guadeloupe, surtout qu'il est très bien écrit. Il dénonce pas mal de choses, avec beaucoup de subtilités, beaucoup d'humour. Donc c'était très agréable de pouvoir le faire entendre au public."
L'art vivant comme vecteur
L’art vivant a permis à l’autrice de retranscrire la réalité de ce qu’elle a toujours connu, tout en voyant enfin le texte qui a germé depuis des années dans son esprit prendre vie. "J'ai beaucoup pleuré", dévoile-t-elle en relatant la première représentation. "L'histoire, elle raisonne dans ma vie rien que par le fait d'avoir grandi à cet endroit-là. Sur l'amour que j'ai pour mon île, ça m'impacte à cet endroit-là, de me dire qu'il s'est passé tout ça. Et que ça relève du choix de certaines personnes."
En tant qu'artiste, il y a cette interrogation : est-ce qu'on est juste des passeurs de mots ou est-ce qu'il y a une prise de position politique ?
Sam Chemoul, comédien
L'un des pièges aurait été de s'adresser seulement aux connaisseurs du scandale, ce que Béatrice Bienville a remarquablement réussi à éviter. "En fait ça fait écho à pleins de choses qui se passent aussi ici, d'histoires de pesticides, de glyphosate, de lobbys…, ça touche à pleins d'endroits, d'autres gens sur ces histoires-là et l'agriculture", se rassure-t-elle. Point que les comédiens relèvent également, comme Sam Chemoul, narrateur de la première partie de la pièce avant de devenir un Américain hilarant, victime des lobbyistes. Il est originaire de Tenerife, dans les Canaries : "J'ai connu les paysages et la culture intensive de la banane. Je n'étais pas du tout au courant du scandale, ça m'a ouvert beaucoup de choses."
Une nouvelle lecture publique est prévue à Tours, en juin. Après celle-ci et quelques dernières modifications du texte, Béatrice Bienville espère avoir la chance de monter la pièce pour qu'elle existe enfin.