4 mars 2023. La présence dans les tribunes d'un match de basket de trois supporters le visage recouvert de noir et en tenues traditionnelles antillaises indigne le joueur d'origine martiniquaise Yanis Morin. 2022. Une fête de village devient le théâtre de blackfaces totalement décomplexés, les participants arborent également des tenues en madras. 2019. Le Premier ministre canadien est accusé de blackface, le Time Magazine révèle une image de Justin Trudeau grimé de noir lors d'une soirée en 2001. 2017. C'est au tour d'Antoine Griezmann de créer un bad buzz. Le footballeur poste une photo de lui recouvert de la tête aux pieds de noir, à l'occasion d'une soirée années 80. 2014. Des policiers du Val-de-Marne organisent une soirée privée, avec comme thème "l'Afrique". Ils "se déguisent" avec des perruques afros, des boubous et noircissent leur peau avec du cirage.
La liste est longue, nombreux sont les exemples de blackface, cette pratique dénoncée depuis des décennies par les associations militantes anti-racistes. Pourtant, il n'existe à ce jour aucune loi qui réprime le fait de se peindre le visage en noir, même si l'institution judiciaire reconnaît le caractère raciste de l'acte. "Les gens le font souvent dans l’ignorance, j’en conviens, mais l’ignorance est souvent la base du racisme", considère le Martiniquais Louis-Georges Tin, ancien président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN).
Qu’ils le fasse [le blackface, ndlr] c’est embêtant, mais souvent, ils persévèrent. Lorsque j’étais président du CRAN, nous sommes intervenus sur une douzaine de cas.
Louis-Georges Tin
À l'origine, le terme "blackface" vient des États-Unis. Se noircir le visage et les mains était courant au théâtre, pour caricaturer les populations noires au XVIe siècle. "On a tendance à ramener le blackface aux États-Unis, alors que le début de cette pratique était en France", rappelle l'écrivain et journaliste Serge Bilé, auteur du livre La France et le blackface, publié en 2020.
"Déguisements raciaux"
Si l'on retrace l'histoire du blackface, on s'aperçoit qu'il n'a pas toujours été associé à une pratique raciste. Au Moyen-Age, c'est même une pratique "normale", "lié aux changements de saison" par exemple, selon l'auteur Serge Bilé. "Il n'y avait aucune connotation négative. C'est l'histoire et l'esclavage qui a changé le rapport au blackface", explique l'auteur.
"Ces déguisements raciaux ont émergé à l’époque de l’esclavage pour rendre acceptable la domination raciale", corrobore Louis-Georges Tin. "On se moquait des Noirs en les réduisant à l’état de bête, en les rendant diaboliques, grotesques."
Ce sont ces déguisements raciaux qui ont rendu acceptable ce crime contre l’humanité. Voilà pourquoi aujourd’hui, nous ne pouvons pas tolérer ce genre de chose.
Louis-Georges Tin
La tradition du grimage à durer plusieurs siècles avant de poser problème. C'est au XVIe/XVIIe siècle que le changement s'opère et que le blackface devient une moquerie. "On bascule après la Renaissance", ajoute Serge Bilé.
Plus de pédagogie
Que faire pour que ses actes racistes ne se reproduisent plus ? L'auteur plaide pour plus d'éducation, notamment à l'école. "Il y a encore une méconnaissance de l'histoire, on est dans le déni. Il faut de l'éducation avant tout : le fait de pouvoir connaître ces choses via les manuels scolaires permettrait d'instruire les populations", décline Serge Bilé.
Le blackface perdure parce que les gens ne sont pas conscients de ce que ça représente.
Serge Bilé
Pour l'auteur, plus de pédagogie permettraient moins de dérapages. Les populations concernées pourraient également "reprendre leur place, leur dignité" dans notre société. À l'inverse, l'ancien président du CRAN juge cette étape de l'éducation obsolète. "Il serait temps que les gens se mettent à la page et arrête de nous tourner en carnaval", dénonce Louis-Georges Tin.
Plus de sanctions
Pour l'universitaire martiniquais, "il faut qu'il y ait dans les différents secteurs des mesures adéquates" et pourquoi pas "une loi générale" sur le blackface. "Le manque de loi spécifique fait que ça perdure. Les médias ont fait leur travail, les associations aussi. Malheureusement, c'est au niveau des gouvernements que les choses n'avancent pas", déplore Louis-Georges Tin.
On ne peut plus parler de manque d'éducation. Ce n'est pas une question de savoir, mais de pouvoir.
Louis-Georges Tin
Lors de sa présidence du CRAN (jusqu'en 2017), Louis-Georges Tin regrette le manque d'action des institutions face à cette problématique. "Pour la soirée sur le thème Afrique, nous étions intervenus. Le ministère de l'Intérieur et le Défenseur des Droits avaient été saisis, mais il n'y a eu aucune sanction", décrie le Martiniquais.
Pareil pour ce qu'il est de l'Éducation Nationale, Louis-Georges Tin milite pour qu'une circulaire soit faite dans les écoles, "pour indiquer que le blackface est inacceptable".
D'un point de vue judiciaire, le blackface peut s'apparenter à un "harcèlement discriminatoire". L'acte est bel-et-bien reconnu comme du racisme, ce qui est considéré comme un délit en France. "Mais une fois que l'on dit que c'est un délit, où est la loi qui précise de quoi on parle ?" s'interroge Louis-Goerges Tin.
Ce qui est sûr pour les deux spécialistes, c'est que le blackface a encore de beaux jours devant lui, malgré une vigilance plus accrue grâce aux réseaux sociaux et une dénonciation plus forte.