Le 23 mai 1998, 40 000 personnes défilaient silencieusement à Paris pour rendre hommage aux victimes de l'esclavage et de la traite négrière. Vingt-cinq ans plus tard, le 23 mai est devenu une journée nationale et la commémoration se tient dans les jardins proprets du ministère des Outre-mer. Des élus, des universitaires, des militants associatifs, des anonymes... Environ mille personnes se sont réunies ce mardi rue Oudinot, dans le centre de la capitale.
À la tribune, les discours disent la négritude, la dignité, les révoltes. Sous des barnums, des associations proposent des ateliers généalogiques pour permettre aux descendants d'esclaves de retrouver la trace de leurs ancêtres. Après une cérémonie officielle, le public a pu assister à un spectacle de danse et un concert.
Si l'élan populaire de 1998 s'est transformé en un rassemblement de quelques centaines de personnes, c'est avant tout une question d'argent. "Un 23 mai sur la place de la République, c'est 250 000 euros", glisse Serge Romana, le fondateur de l’association CM98 (Comité Marche du 23 mai 1998), qui se dit néanmoins "content de voir que le 23 mai se ritualise". "Jamais on aurait pensé quand on a commencé qu'on serait là, à ce niveau, avec cette reconnaissance de la République", détaille-t-il,
Une reconnaissance saluée aussi par Louis Cabuzel Duvallon, qui regrette néanmoins le caractère restreint de la commémoration. "J'ai des amis qui auraient voulu venir, mais ils ont été prévenus trop tard, les inscriptions étaient déjà fermées. C'est regrettable", explique ce Guadeloupéen qui s'est lancé sur la trace de ses ancêtres à l'occasion d'une succession familiale au début des années 2010. Grâce aux archives, il est parvenu à remonter "sur cinq générations côté africain, jusqu'à 1640 côté européen".
Vers un mémorial des noms à Paris d'ici deux ans
En 1848, après l'abolition de l'esclavage, la République donne des noms aux "nouveaux libres". Jusqu'ici, les esclaves n'étaient désignés que par un prénom et un numéro de matricule. Depuis des années des associations, et notamment le CM98, réclament l'inauguration d'un mémorial des noms, inscrivant dans la pierre les patronymes des anciens esclaves. Le mémorial doit réhabiliter la mémoire de ces personnes "nées dans les colonies, sans état civil, cheptel humain (...) ces millions de personnes que la France a broyées, ces millions de personnes qui n'avaient même pas droit à un nom de famille", selon les mots de Romuald Fonkoua, le président du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage.
L'intention politique du mémorial est là, au niveau de la Première ministre et au niveau du président de la République, mais entre l'intention politique et la réalisation, c'est toujours très long.
Frédéric Régent, historien spécialiste de l’esclavage
Le projet pourrait voir le jour "d’ici deux ans", selon le ministre délégué aux Outre-mer, Jean-François Carenco. C’est du moins "l’objectif". Car le mémorial des noms, annoncé par Emmanuel Macron en 2018, est un serpent de mer. L’appel à projet, lancé en 2020, a été annulé un an plus tard à la demande des associations, qui tenaient à inscrire les noms des victimes, et non à ériger une simple œuvre d’art en leur mémoire. La pandémie de coronavirus a encore retardé les choses et, alors que le monument devait dans un premier temps être installé au Jardin des Tuileries, aucun lieu n'a pour le moment été défini.
"Se retrouver soi"
Mais comment rendre hommage aux victimes ? Où ? Pour transmettre quoi ? À qui ? Ces questions ont fait l'objet d'une table ronde dans l'après-midi. Universitaires et représentants associatifs ont notamment discuté du mémorial de l’abolition de l’esclavage inauguré en 2012 à Nantes, un port négrier qui doit une partie de sa prospérité au commerce et à la traite. Dieudonné Boutrin, qui travaille à un mémorial itinérant "pour rendre accessible l'histoire à tous", était très hostile au projet nantais, parce que "c'est un mémorial de l'abolition, pas de l'esclavage". Par ailleurs, le lieu de recueillement laisse peu de place aux explications historiques. Pour Emmanuel Gordien, le président du CM98, il ne faut pas oublier "la dimension pédagogique" à construire "en plus d'un mémorial avec les noms gravés". Ces réflexions devraient nourrir les travaux d’un comité de pilotage, coprésidé par Serge Romana et Jean-François Carenco, chargé de faire avancer le projet.
Ce 23 mai 2023, les allées du ministère des Outre-mer donnent un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler le mémorial. Fort-de-France, Le Lorrain, Pointe-à-Pitre... Sur des panneaux d'environ deux mètres de haut, des centaines de noms, classés par ville et par ordre alphabétique, sont inscrits. Ghislaine est restée longtemps devant l'un des panneaux. "C'est important de retrouver mon nom. C'est me retrouver moi", conclu la Guyanaise.