Des excuses officielles du gouvernement faites simultanément en Hollande, au Suriname et dans plusieurs îles des Antilles néerlandaises, à l’attention des anciennes populations colonisées. C’est ce qui doit se passer le 19 décembre prochain sous l’impulsion du gouvernement des Pays-Bas qui multiplie les gestes pour apurer son rôle dans la traite transatlantique.
En plus des mots, un fonds de 200 millions d’euros devrait être débloqué pour financer des actions de connaissance et de transmission du passé colonial du pays. Un budget de 27 millions d’euros devrait aussi être alloué à la création d’un musée sur l’esclavage.
En parallèle, deux enquêtes indépendantes seront lancées : l’une – sur demande du roi néerlandais - pour étudier le rôle de la famille royale d’Orange dans la politique coloniale des Pays-Bas ; l’autre pour sonder la provenance coloniale des objets des collections royales.
Polémique autour de la date
Certes, ces annonces font polémique, notamment celle sur les excuses prévues le 19 décembre : certains critiquent un geste vide de sens ; d’autres contestent la date décidée arbitrairement par le gouvernement ; d’aucuns enfin soulignent que les anciennes colonies néerlandaises en Asie ne sont pas prises en compte.
Mais pour plusieurs spécialistes des questions coloniales, les Pays-Bas envoient un signal fort. "C’est effectivement un geste très important parce que c’est un geste national", assure Pierre-Yves Bocquet, directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME). Jusqu’à présent, des villes comme Amsterdam ou La Haye ainsi que la banque centrale néerlandaise avaient présenté des excuses, mais pas l’État.
"Cette dimension nationale est renforcée par le fait que le roi est impliqué dans le plan de réflexion sur le passé colonial et esclavagiste […] qui est une part majeure de l’histoire des Pays-Bas et qui doit être reconnu comme tel, pas comme une mémoire communautaire, périphérique ou étrangère", insiste-t-il.
Un exemple pour la France ?
Pour le directeur adjoint de la FME, le 19 décembre "n’est que le début d’un processus" : "On attendra avec beaucoup d’attention ce qui se passera le 1er juillet l’année prochaine". Ce sera alors le 160e anniversaire de l’abolition officielle de l’esclavage par la Hollande, et le 150e anniversaire de l’abolition réelle.
Comme indiqué dans le tweet ci-dessus et confirmé par Pierre-Yves Bocquet, la Fondation espère aussi que "les efforts faits par les Pays-Bas auront valeur d’exemple pour la France et pour les autres pays européens aussi qui sont confrontés à ces questions" de la mémoire de l’esclavage.
Une mémoire qui renvoie "à des questions du présent : la question du racisme et des discriminations, la question de la marginalisation des Outre-mer dans la visibilité française, la question aussi des relations entre la France et ses anciennes colonies".
"Refus de regarder ce passé"
Sauf que dans la pensée politique française existe un "refus de regarder ce passé colonial au fond des yeux", d’après Pascal Blanchard, historien spécialisé dans l’Empire colonial français et les études postcoloniales.
"Rappelez-vous, la loi de 2005 sur la colonisation positive montre bien qu’il y a un énorme retard des élites politiques dans leur globalité en France. Le travail de pédagogie est encore à faire, notamment auprès des élites politiques."
Cette loi avait fait polémique, et l’alinéa qui stipulait la reconnaissance dans les programmes scolaires du "rôle positif de la présence française Outre-mer" avait finalement été abrogé en 2006.
La France "bloque" sur les excuses
Cette loi dite mémorielle arrivait quatre ans après la loi Taubira, qui reconnaissait comme crimes contre l'humanité "la traite des Noirs et l'esclavage des populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes, perpétrés en Amérique et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe, à partir du XVe siècle".
Depuis, l’esclavage est inscrit dans les programmes scolaires d’histoire et chaque année, son abolition fait l’objet d’une commémoration officielle le 10 mai. Ont été créés ensuite en 2015 le mémorial ACTe à Pointe-à-Pitre, dédié à la mémoire collective de l’esclavage et de la traite, puis la Fondation pour la mémoire de l’esclavage à Paris en 2019.
Mais d’excuses à proprement parler, point. "On voit bien que la France a une énorme problématique sur ce mot ‘excuses’, sur le principe même, à la différence d’un pays comme la Belgique qui aujourd’hui est imitée par les Pays-Bas ou l’Allemagne", analyse Pascal Blanchard.
Et de préciser : "La France n’est pas du tout aujourd’hui dans cette posture, elle a choisi une tout autre stratégie depuis une vingtaine d’années et notamment depuis cinq ans sous le premier mandat d’Emmanuel Macron, de choisir de rendre des biens culturels, de lancer des missions d’études… Mais cela bloque concrètement sur la question des excuses."
"Il a plus fait pour célébrer Napoléon"
Le président de la République est d’ailleurs dans le viseur de Louis-Georges Tin, universitaire martiniquais et militant contre l'homophobie et le racisme qui a notamment été président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN).
"On aimerait que M. Macron ajoute sa pierre à l’édifice, or pour l’instant, on ne voit pas grand-chose, reproche-t-il. Depuis que M. Macron est président, je dois dire qu’il a plus fait pour célébrer Napoléon l’esclavagiste que pour faire avancer l’histoire de l’esclavage. »
On ne peut pas être le pays des Droits de l’Homme et le pays des protecteurs des crimes contre l’Humanité.
Louis-Georges Tin
"Le grand tabou de l'Histoire"
Les deux universitaires pointent notamment l’absence d’un musée de l’esclavage et de l’Histoire coloniale dans l’Hexagone. : "On sera bientôt un des derniers pays européens à être incapable de la regarder [son histoire coloniale] en face, car cela reste encore le dernier grand tabou de l’Histoire du XXe siècle", tranche Pascal Blanchard.
"Je suis très content qu’il y en ait un en Guadeloupe, mais il faut à Paris un musée de l’esclavage, abonde Louis-Georges Tin. Nous l’avons obtenu de la mairie de Paris, mais depuis lors ni Mme Hidalgo ni M. Macron ne veulent investir le moindre centime là-dedans. Or c’est l’une des avancées que l’on attend des Pays-Bas. Il y a un grand musée de l’esclavage en Angleterre, et aux États-Unis il y en a plus de 100. En France, zéro."
Il n’y a en effet pas de musée dans l’Hexagone, mais il existe cependant des lieux de mémoire comme le mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes, le musée du Nouveau Monde de La Rochelle ou encore le musée de la Compagnie des Indes à Lorient.
Pierre-Yves Bocquet se veut plus optimiste quant à un prochain musée et parle quant à lui de la création à Paris du mémorial en hommage aux victimes de l’esclavage comme un des "chantiers qui sont ouverts".
Des excuses dans quelques années ?
La décision hollandaise peut-elle faire évoluer la position française ? "Pas encore, répond Pierre Blanchard. Je pense par contre que dans quelques années, ce sera quasi une obligation vu le nombre de pays européens qui tendent maintenant vers cette stratégie politique, vers cette reconnaissance et vers les excuses."
Si Louis-Georges Tin espère aussi une évolution et attend "de vraies réparations", il ne semble pas vraiment y croire : "pour l’instant, nous sommes dans une époque de stagnation en France". Une stagnation que Pascal Blanchard explique par le contexte politique et "mémoriel très particulier en France avec la présence des pieds-noirs, avec des mémoires divergentes, des mémoires contradictoires".
"Mais cela va faire réfléchir les autorités françaises de voir que la plupart des pays européens qui entourent la France sont dans des moments de prise de conscience de leur passé", conclue-t-il.
S’il est difficile d’avoir un chiffre précis, on estime que la France a déporté de 1,6 à 2 millions d’Africains vers les Caraïbes, la Guyane, la Louisiane, ainsi que vers La Réunion et l’île Maurice. Les Pays-Bas, eux, en ont déporté 550.000 à 600.000 vers les Antilles et le Suriname.