[8 MARS] Femmes d'Outre-mer. Les Chatouilleuses et leurs descendantes, gardiennes de Mayotte

Des manifestants protestent contre l'intention du gouvernement français de délivrer des visas gratuits entre Mayotte et les Comores le 25 septembre 2017 à Mamamoutzou, sur l'île de Mayotte.
Dans les années 1960 et 1970, les Chatouilleuses ont permis à Mayotte de sortir du giron comorien et de rester française. Mais leur combat a d'abord profité aux hommes, qui ont dès lors pu occuper tous les postes de pouvoir, reléguant les femmes au foyer. Pourtant, depuis quelques années, les militantes mahoraises tendent à retrouver leur rôle politique.

Elles sont de toutes les batailles. De tous les combats. Et pourtant, beaucoup d'entre elles restent dans l'ombre et la précarité. Elles, ce sont des Mahoraises. Des guerrières passionnées, des militantes engagées. Mais, alors même qu'elles ont joué un rôle fondamental dans l'histoire de Mayotte, petite île de l'océan Indien, les femmes souffrent de difficultés socio-économiques (monoparentalité, pauvreté, chômage) et restent trop souvent cantonnées au foyer.

Pourtant, dans les années 1960 et 1970, quand il a fallu défendre le statut de Mayotte, plusieurs groupes de femmes ont quitté leurs maisons, laissé leurs enfants et se sont réunies pour chasser les émissaires des Comores, qui voulaient convaincre l'île de suivre les velléités indépendantistes comoriennes. Sauf que les Mahoraises, elles, ne voulaient pas être dirigées par Moroni. Elles avaient choisi la France. Et pour se battre, elles dégainaient... leurs doigts, pour chatouiller leurs adversaires. Ces sorodas ("combattantes" en comorien) de la République s'appelaient les Chatouilleuses.

"Chatouillons-le !"

Zaïna Méresse (1935-2014) était l'une d'elles. Aux archives départementales de Mayotte, des textes citant la Chatouilleuse née à Bandrélé racontent comment le groupe de militantes agissait : "Deux ou trois femmes s’en approchaient [de l’homme politique en visite], commençaient à l’interroger (...). Dès que la personne se mettait à marteler : 'Je viens des Comores, je viens conjurer les Mahorais d’arrêter cette guerre, car nous sommes de la même famille (...)', nous commencions à tirer sa cravate, sa chemise, puis on criait : 'Chatouillons-le !'. Imagine, vingt femmes en train de chatouiller quelqu’un ! Il tombait directement par terre. La route n’étant pas goudronnée à cette époque, nous l’arrosions de poussière partout. (...) Au bout d’un moment, il commençait à suffoquer (...). Et là, on le laissait partir pour ne pas le tuer."

Ce combat, Yasmina Aouny l'a raconté dans son roman La Chatouilleuse (2022, Signe). La féministe et militante originaire de Mtsamboro, au nord de Mayotte, connaît bien l'histoire de ces combattantes arborant fièrement leur Salouva, habit traditionnel mahorais. Son arrière-grand-mère était l'une d'entre elles. "C'est un héritage que j'essaie de perpétuer à ma manière aujourd'hui", avance-t-elle.

Mariama Mwatrouwa alias Mochoula (au 1er plan à droite) faisait partie des figures emblématiques des Chatouilleuses.


Une fois le combat gagné et le rattachement à la République française obtenu en 1976, les Chatouilleuses sont retournées dans leurs foyers. "On ne les a pas traitées comme les héroïnes qu'elles ont été", regrette l'arrière-petite-fille, membre de l'association Femmes Leaders de la vie publique à Mayotte, qui se revendique comme descendant des Chatouilleuses. Faute d'éducation et de maîtrise du français, les Mahoraises n'ont pas réussi à s'imposer dans les fonctions électives. Les hommes ont été les grands gagnants de l'histoire.

Les Chatouilleuses savaient ce qu'elles voulaient, mais il leur était difficile de dialoguer directement avec les représentants parisiens parce qu'elles n'avaient pas été à l'école.

Yasmina Aoudy, militante, féministe et écrivaine

Les hommes qu'elles avaient désignés comme porte-parole de leur mouvement sont devenus les détenteurs effectifs du pouvoir : maires, conseillers généraux, députés, sénateurs.

Malgré leur activisme, les Chatouilleuses n’ont pas réussi à s'émanciper. Certes, elles ont pu accéder à l'éducation dans les années 1980. Et aujourd'hui, selon un rapport de l'Insee publié en juillet 2022, les femmes nées à Mayotte sont davantage diplômées que les hommes. Mais les barrières liées au genre demeurent. En 2019, par exemple, elles n'étaient que 27 % à avoir un emploi.

Éternel patriarcat

Dans cette société coutumière et musulmane, le sexisme perdure. Les femmes sont déconsidérées et soumises à leurs pères, leurs frères et leurs maris. Jusqu'en 2010, la polygamie était autorisée dans ce département d'Outre-mer. Dorénavant illégale, cette pratique reste une réalité locale qui attire même une nouvelle génération de jeunes Mahoraises.

Taslima Soulaimana est née dans une famille polygame, à l'époque où c'était encore légal. Un père patriarche. Une mère qui accepte. Les deux n'étaient pas éduqués. Plus jeune, elle rêvait de poursuivre ses études. "Ma mère me disait : 'Réussi, parce que c'est ça qui va te permettre d'être autonome, de ne pas dépendre d'un homme, de pouvoir faire des choix'", raconte-t-elle. Aujourd'hui, Taslima Soulaimana est à la tête de la Direction Régionale aux Droits des Femmes et à l’égalité entre les femmes et les hommes à Mayotte.

Cet organe de l'État, chargé d'appliquer la politique gouvernementale en matières d'égalité femmes/hommes sur le territoire, dispose d'une enveloppe – "très modeste" admet sa directrice – pour soutenir les associations agissant en faveur d'une plus grande égalité entre les genres. Mais Mayotte part de loin. Et les moyens ne sont pas toujours suffisants pour traiter tous les sujets. "Vu la distance avec la métropole, parfois, c'est un peu compliqué d'avoir des formations sur des sujets particuliers comme la prostitution, par exemple."  

Taslima Soulaimana, directrice régionale déléguée aux droits des femmes et à l'égalité de Mayotte


Mais, malgré l'invisibilisation des femmes dans l'espace public, le souvenir des Chatouilleuses n'est jamais très loin. Inspirées par leurs aînées, les nouvelles générations reprennent le rôle politique qu'avaient Zéna M'déré, chef de file du groupe militant, et ses comparses. "Les jeunes femmes s'identifient de plus en plus à ces Chatouilleuses", observe Taslima Soulaimana, qui note une évolution dans la société.

Reprendre le contrôle

Yasmina Aouny, la militante féministe qui préside un club de football masculin de l’élite mahoraise, sent aussi le vent tourner. Face aux nombreux défis démographiques, économiques et sociaux auxquels fait face Mayotte, elle estime qu'il faut continuer de revendiquer l'appartenance de l'île à la République française.

Il s'agit de se lever pour toujours défendre l'idée d'une Mayotte française et pour contester la remise en question par les Comores.

Yasmina Aouny, militante féministe

Les Comores, dont le pouvoir est proche de Paris, continuent de revendiquer la souveraineté sur l’île de Mayotte. L’immigration en provenance d’Anjouan, de Madagascar et de l’Afrique continentale crée des crispations dans le 101ᵉ département français.

Les femmes reprennent donc le contrôle. Comme elles l'ont toujours fait, en somme. "Naturellement, la femme mahoraise prend les choses en main. En cas de troubles sociaux, en cas de troubles politiques, les femmes ont toujours joué un rôle de mobilisatrices", souligne fièrement Yasmina Aouny.

Aujourd'hui, ce sont les femmes qui érigent les barrages. Qui manifestent contre l'immigration incontrôlée et jugent la politique migratoire trop laxiste. Qui bloquent les locaux de la Cimade. Ou qui accueillent en masse les hommes et femmes politiques débarqués de Paris lors des campagnes présidentielles ou des visites ministérielles.

La cheffe du FN et candidate à la présidentielle Marine Le Pen est accueillie par la foule à son arrivée à Mamoudzou, sur l'île de Mayotte, le 30 novembre 2016.

La députée de Mayotte s'est présentée à l'Assemblée nationale mercredi 22 juin.

Comparé à l'époque des Chatouilleuses, les femmes mahoraises sont désormais davantage diplômées. Elles peuvent exprimer leur voix, sans dépendre des hommes. En 2017, pour la première fois, l'île a envoyé sa première femme à l'Assemblée nationale, la députée Ramlati Ali. L'année dernière, lors des élections législatives de 2022, c'est Estelle Youssouffa qui a pris le relais.

L'actuelle députée du nord de Mayotte, qui tient un discours très radical sur l'immigration clandestine, revendique haut et fort l'héritage des sorodas mahoraises. En plein débat sur la réforme des retraites et l'impact de celle-ci sur les femmes, l'ancienne journaliste est montée à la tribune du Palais Bourbon pour inviter ses collègues de l'Hexagone à s'inspirer de Mayotte. "Nos coutumes mahoraises protègent les femmes en leur garantissant un toit dans lequel l'époux n'est qu'un invité", a-t-elle déclamé, faisant référence à la matrilocalité en vigueur dans les familles mahoraises. Car dans le département, la coutume veut que la fille hérite de la maison de ses parents et que le mari vienne habiter chez sa femme.

Notre histoire est marquée par ces maîtresses femmes qui ont mené le combat pour Mayotte française. Je pense à Zakia Madi, Zéna M'déré, Mama Bolé Latifa, Zaïna Méresse (...). Mayotte, la France, sont l'héritière de ce féminisme combattant.

Estelle Youssouffa, à l'Assemblée nationale

À l'image des Chatouilleuses, combat après combat, les gardiennes de Mayotte projettent de continuer à titiller ceux qui se dressent contre elles. "Aujourd'hui, Dieu merci, les choses changent. On ne se contente pas d'encadrer, on ne se contente pas de jouer le rôle de guide ou de conseillère. Désormais, on prend les rênes", se réjouit Yasmina Aouny.