L'ancien ministre de la Justice (2016-2017) Jean-Jacques Urvoas revient sur les violences qui frappent la Nouvelle-Calédonie depuis le mois de mai. Pour lui, l'État a failli dans son rôle de "facilitateur" du dialogue entre les différents camps calédoniens. Pour sortir de la crise , "il faudra élargir le champ des interlocuteurs", plaide-t-il.
Outre-mer la 1ère : Au mois de mai, vous disiez que "sans accord global, ce sera le chaos" en Nouvelle-Calédonie. Deux mois et demi plus tard, on y est ?
Jean-Jacques Urvoas : Malheureusement, on y est et je n’ai pas l’impression que ce soit une situation temporaire. Nous avons deux hypothèses devant nous : le statu quo, puisque l’on voit que les barrages se défont et se refont aussi vite, que les incendies et les dégradations continuent.
L’autre scénario n’est pas beaucoup plus optimiste : c’est l’escalade. Indépendamment de la présence massive de forces de l’ordre, on pourrait avoir un incident supplémentaire qui embrase un peu plus la situation et l’étende à l’archipel. Donc oui, c’est le chaos et l’État n’est pas à la hauteur de ses responsabilités puisque son principal devoir est de garantir l’ordre public.
Vous disiez également que la priorité est de rétablir la paix et que "l’ordre public ne se négocie pas". Visiblement, ce n’est pas une réponse suffisante.
Non, ce n’est pas une réponse suffisante parce qu’il ne faut pas se tromper sur ce qui est à l’œuvre. Je pense qu’il faut qualifier les faits. Quand on aborde ces sujets à travers l’angle de la délinquance ou de la violence, on omet l’essentiel pour moi qui est le fait que c’est un conflit politique.
À son déclenchement, il y a la question, pas du dégel, mais de la souveraineté, puisqu’on sait que l’équilibre démographique est au cœur de cette problématique. Il y a une inquiétude ancienne sur la crainte des kanak de se retrouver minoritaires un peu plus dans leur île. Et donc, si on nie la dimension politique de ce conflit, on ne trouvera pas la réponse politique.
Vous avez été Garde des Sceaux. Quel est votre regard sur ces leaders indépendantistes de la CCAT qui ont été emprisonnés dans l’Hexagone ?
C’est difficile pour moi de vous répondre parce qu’il m’est arrivé d’avoir des responsabilités dans ce domaine et je sais que lorsque les magistrats prennent ce genre de décisions, ils ne le font pas à la légère. Et donc, je veux croire que les dossiers des personnes qui sont incarcérées en France justifiaient qu’ils soient à ce point éloignés de leur vie familiale.
Je comprends la colère, l’incompréhension que cela peut susciter, mais je m’interdis de juger cet événement puisque, pour avoir fréquenté des magistrats durant de longues années, je sais qu’ils mesurent la dimension de l’acte symbolique qu’ils ont posé en décidant de ces incarcérations.
L’État ne paye-t-il pas dans ce dossier son manque d’impartialité depuis deux ans ?
Il y a beaucoup de reproches à faire à l’État. Le principal étant de constater que rien de ce qui est arrivé n’était imprévisible. Il y avait eu suffisamment d’alertes pour montrer que si l’État ne retrouvait pas le rôle traditionnel qui est le sien, c’est-à-dire d’être un facilitateur, mais pas un spectateur. L’État n’a jamais été un tiers neutre dans cette affaire, l’État est signataire des Accords et donc il lui incombait cette responsabilité de les faire fonctionner pour que les fils du dialogue ne se distendent jamais.
Or depuis quatre ans, la situation n’a cessé de se dégrader, ne serait-ce que par l’abandon des rendez-vous traditionnels qui rythmaient l’accord de Nouméa : la suppression du comité des signataires qui a été remplacé par une espèce d’ersatz qui s’est appelé le format Leprédour, à l’initiative du ministre Lecornu, mais qui sur le long terme apparait comme préjudiciable. Évidemment, quand l’État intègre dans son gouvernement un membre de la communauté loyaliste [Sonia Backès, secrétaire d'État à la Citoyenneté de 2022 à 2023], les autres partenaires de l’Accord peuvent être légitimement soupçonneux sur le rôle que peut tenir ce membre, surtout lorsqu’elle est rattachée au ministre de l’Intérieur qui s’était approprié le dossier.
Justement, Marie Guévenoux, ministre déléguée, démissionnaire, en charge des Outre-mer, doit se rendre en Nouvelle-Calédonie…
C’est à la fois une bonne nouvelle et en même temps un élément un peu surprenant. C’est une ministre démissionnaire en charge des affaires courantes. Je ne veux pas imaginer que la Nouvelle-Calédonie soit une affaire courante. Je pense que c’est une affaire grave qui appelle de la durée. Madame Guévenoux n’en a malheureusement pas. Mais peut-être nous en dira-t-elle plus sur les conclusions de la mission des hauts fonctionnaires mise en place par le chef de l’Etat.
À la suite de ces semaines de violences, les élections législatives ont vu la victoire d’un député indépendantiste.
Surtout, si vous agglomérez les résultats de l’ensemble des électeurs calédoniens, vous avez un vote indépendantiste qui est majoritaire. C’est un signal qui doit être entendu.
Et ce n’est pas anodin pour ceux qui essayent de se projeter dans le positif pour voir comment on rebâtit quelque chose pour que la paix revienne et que l’on puisse rebâtir la Nouvelle-Calédonie. Parce que ce qui arrive devant nous n’est pas un problème institutionnel, c’est un problème social, économique.
Aucun accord global n’a pu être trouvé. Mais les élections provinciales doivent se tenir avant le 15 décembre, alors que la question du dégel du corps électoral n’est pas réglée...
C’est une situation baroque. Le Parlement a décidé de reporter les élections. Entre temps, il a voté un texte qui vise à dégeler le corps électoral. Mais ce texte est suspendu [à cause de la dissolution de l'Assemblée nationale décidée par Emmanuel Macron début juin]. Si rien ne bouge, les élections se tiennent. L'accord électoral est gelé. Est-ce que les élections peuvent se décaler à nouveau ? Juridiquement, oui. Ce qu’une loi a fait, une loi peut parfaitement le défaire. Mais est-ce qu’il y a une majorité pour repousser à nouveau les élections ?
Je crois que, sur le dégel, la question est tranchée, il n’y a pas de majorité à ce stade. Elle n’existait déjà pas quand le président de la République est venu à Nouméa. Il me semble que les élections législatives ont rebattu les cartes de ce point de vue.
Ces provinciales doivent-elles se tenir avant la fin de l’année, ou faut-il les reporter à nouveau ?
Les nouveaux interlocuteurs qui seraient issus de ces provinciales auraient évidemment un regain de poids vis-à-vis d’un État qui, lui, sera un État fragile dont le gouvernement, quel qu’il soit, sera menacé d’une motion de censure en permanence. Donc pour la Nouvelle-Calédonie, avoir des interlocuteurs gouvernementaux qui ne sont pas assurés du temps est une difficulté supplémentaire parce que ce qui doit s’enclencher pour la reconstruction de la Nouvelle-Calédonie va évidemment demander une présence très forte de l’État et une parole qui puisse être tenue.
La loyaliste Sonia Backès a proposé une partition de la Nouvelle-Calédonie. Est-ce le signe d’une impossibilité de vouloir vivre ensemble ?
Ce n’est pas une proposition nouvelle. C’est une proposition que le sénateur Pierre Frogier avait faite il y a quelques années. J’avais à l’époque pris sa proposition pour quelque chose de sérieux et de solide. Pour autant, c’est une position que je trouvais pessimiste puisqu’elle partait du principe qu’on ne pourra pas bâtir d’avenir partagé, commun en Nouvelle-Calédonie.
Je comprends que Sonia Backès la reprenne aujourd’hui parce qu’il y a un certain nombre d’habitants de Nouméa qui ont vu leurs biens brûler, et qui peuvent en tirer comme conclusion que si on se replie derrière une hypothétique ligne Maginot, on va régler le problème.
Mais je ne connais pas, dans l’Histoire, de chemin qui ait été construit sur la crainte de l’autre. Je pense que c’est une solution défensive, de repli, que j’entends, mais que je ne crois pas viable parce que les difficultés ne sont pas à Nouméa, elles sont dans la Nouvelle-Calédonie. La ville continuera à être attractive, et sauf à décider de mettre des barrages à l’entrée de Nouméa, vous n’interdirez pas la libre-circulation des personnes et des biens.
Je reste persuadé que l’avenir commun, que la création d’un peuple calédonien ne s’est pas éteint avec les violences multipliées qu’il y a eu. Simplement, je suis absolument convaincu du fait qu’on ne fera pas l’avenir avec les recettes d’hier.
Justement, comment retrouver ce chemin du dialogue ?
Il me semble que les deux sujets, c’est l’économie et l’éducatif. Je crois que l’éducatif est un sujet qui n’a pas été suffisamment traité par les accords de Nouméa. Quand on voit les résultats au bac, on se dit qu'il y a quelque chose qui doit être relancé parce que je reste persuadé que l’éducatif, la culture est un facteur d’émancipation et donc de compréhension de l’autre. Pour l’économie, je pense que la CCI a un rôle à jouer beaucoup plus important aujourd’hui qu’hier. Les bailleurs vont être essentiels pour reconstruire.
Il faudra élargir le champ des interlocuteurs. Si on travaille avec les mêmes interlocuteurs, on aura les mêmes difficultés. Il ne faut pas bannir les uns, mais élargir vers les autres. Je pense que les maires, par exemple, doivent être au premier chef les interlocuteurs de l’État.
Le président de la République doit-il s’exprimer sur le sujet ?
Vous savez, la parole d’un président de la République n’a d’intérêt que si c’est pour dire quelque chose. Si c’est simplement pour répéter ce qu’il a déjà dit, je ne crois pas que ce soit utile. Et puis surtout, il me semble que les Calédoniens ont besoin de prévisibilité. La parole de l’État ne peut pas se limiter à des incantations. Dire qu’il va rétablir l’ordre, mais il y a 32 unités de forces mobiles sur le territoire… Je crois que les Calédoniens n’attendent pas du président de la République une parole, ils attendent des actes. L’État doit d’abord assumer ses propres responsabilités pour être crédible pour l’avenir.