"Ne faut-il pas que les élus [mahorais] aient la main sur les décisions voulues par la population ?" Au micro de Mayotte la 1ère en janvier, le maire Les Républicains de Mamoudzou, Ambdilwahedou Soumaila, a levé le tabou sur le statut de Mayotte, dernier territoire français à avoir obtenu le statut de département en 2011.
Réclamée et revendiquée de longue date par une population qui ne manque jamais d'afficher son attachement à la République, la départementalisation n'a pourtant pas considérablement amélioré le niveau de vie des Mahorais et des Mahoraises : en 2018, 77 % d'entre eux vivaient sous le seuil de pauvreté (contre 14,8 % à l'échelle nationale) ; le taux de chômage était de 34 % en 2022 (pour 7,3 % à l'échelle nationale) ; et le taux de non diplômés y est exceptionnellement élevé pour un département français (68,5 % en 2017, contre 26,5 % pour le reste du pays). Mayotte est loin d'atteindre le même niveau que le Puy-de-Dôme, l'Ain, le Var ou La Réunion.
Fort de 310.000 habitants, le territoire reste un cas à part dans le pays. Depuis des années, l'ile enchaîne les crises économiques, sociales, sécuritaires, migratoires, environnementales, sanitaires, poussant certains, comme le maire de Mamoudzou, à s'interroger sur une possible autonomie de l'archipel. Depuis une vingtaine de jours, des citoyens en colère bloquent le département, demandant à l'État d'agir pour régler les problèmes d'immigration et d'insécurité qui agitent l'archipel. Retour sur les grandes crises qui ont frappé ce territoire d'Outre-mer depuis 2011.
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2011 : la révolte des "mabawas"
Quelques mois après avoir acquis le statut de département, en 2011, voilà que la population est vite rattrapée par la réalité économique que vivent les territoires insulaires, dépendants de l'importation : les produits sont chers. Symbole de cette vie chère : le prix des "mabawas", les ailes de poulet, dont les 10 kg s'achètent à plus de 24 €.
Étouffés économiquement, les habitants ne s'en sortent plus. Le 27 septembre 2011, la CGT-Mayotte et la CFDT, rapidement rejointes par FO et la CGE-CGC, lancent un grand mouvement de grève sur les deux îles de Mayotte, Petite-Terre et Grande-Terre, pour réclamer une baisse des prix.
Au fil du temps, le mouvement se durcit. Les manifestants s'accrochent avec les forces de l'ordre. Des magasins sont brûlés et pillés. Le département est complètement à l'arrêt. Les syndicats et la population ne lâchent pas. La tension double d'intensité lorsqu'un jeune est blessé à l'œil par un tir de flash-ball.
Le 19 octobre, un homme meurt même d'une crise cardiaque après des affrontements entre des manifestants et les forces de l'ordre, ajoutant encore plus à la crispation des Mahorais.
Finalement, les syndicats et le patronat signent un accord le 20 décembre, mettant fin à plusieurs mois de grève et de tensions. Ils s'accordent sur la baisse du prix de onze produits de première nécessité.
Ce mouvement a révélé la fracture existante entre Mayotte et les autres départements français. Dans le territoire de l'océan Indien, le niveau du SMIC et des prestations sociales n'est toujours pas aligné sur le reste du pays.
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2016 : la crise des "décasés"
La crise sociale que traverse le territoire est alimentée par la défiance des Mahorais vis-à-vis de leurs voisins comoriens, qui émigrent de plus en plus vers l'archipel français. Au moment de l'indépendance des Comores en 1975, Mayotte a décidé par référendum de ne pas suivre le reste du territoire et rester française. Depuis, les autorités à Moroni n’ont jamais reconnu la souveraineté de la France sur l’archipel.
Située à 70 km des côtes d’Anjouan, l’île comorienne la plus proche, Mayotte attire régulièrement des Comoriens, mais aussi des migrants venus de Madagascar ou encore d'Afrique continentale. Face à la vague migratoire, les autorités peinent à empêcher les kwassa-kwassa de débarquer sur les plages mahoraises.
Face à ces personnes cherchant refuge ou de meilleures conditions de vie, le sentiment antimigrants des Mahorais et Mahoraises ne cesse de grandir. Bien décidés à défendre leurs terres, des collectifs citoyens se constituent donc en 2016 dans le but de chasser les immigrés comoriens. Dans les villages, les familles sont expulsées de leurs cases. Des habitations sont brûlées.
Le Défenseur des Droits Jacques Toubon tire la sonnette d'alarme sur ces atteintes aux droits de l'Homme. Erick Murin, le président du Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN) estime que "ce qui se passe à Mayotte est totalement irrespectueux et intolérable dans une République".
Mais peu importe pour les collectifs : ils veulent déloger les migrants et les forcer à quitter le territoire. Lorsque qu’une association représentant les délogés est reçue par le préfet de Mayotte de l’époque, le 30 mai, les manifestants se réunissent sur la place de la République de Mamoudzou, où se sont installés de nombreux Comoriens, et montent des barrages, vite démantelés par les forces de l’ordre.
Cette crise qui a duré six mois a mis en avant le nouveau rôle des collectifs mahorais, des regroupements de citoyens dénonçant l’inaction de l’État. Pour eux, il n'y a pas d'autres choix que d’agir par eux-mêmes.
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2018 : opération "île morte" contre l'insécurité
Sept ans après avoir acquis le statut de département, les Mahorais se sentent plus que jamais délaissés par l’État. À la pauvreté s’ajoutent les problèmes d’insécurité, alors que les caillassages et les affrontements entre bandes rivales se multiplient.
En janvier 2018, des affrontements éclatent au lycée de Kahani, à Ouangani. Les forces de l’ordre interviennent, les élèves sont évacués. Face à ces épisodes de plus en plus fréquents, les professeurs décident d'exercer leur droit de retrait. Les chauffeurs de bus, eux aussi victimes de caillassages, rejoignent la mobilisation et se mettent en grève.
Commence alors un vaste mouvement, qui prend la forme de barrages. L’objectif est d’alerter les pouvoirs publics sur la situation à Mayotte, mais aussi de dénoncer un accord franco-comorien datant de 2017 qui permet la circulation des personnes entre Mayotte et les Comores.
Pendant plusieurs mois, la Grande-Terre, l’île principale de Mayotte, est complètement bloquée. À partir du mois d’avril, après avoir reçu des gages de participer à l'élaboration d'un grand plan pour le territoire, les syndicats lèvent progressivement les barrages. Annick Girardin, ministre des Outre-mer, se rend sur place. Le gouvernement présente un plan de sortie de crise à la mi-mai. À l’issue de cette grève générale, l’État promet d’investir 1,3 milliard d’euros dans les infrastructures scolaires, les logements sociaux et la santé.
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2023 : une crise de l'eau inédite
En plus des difficultés économiques et des tensions sociales, Mayotte a aussi vécu plusieurs vagues de sécheresse à répétition, forçant les pouvoirs publics à rationner l’eau. En 2016 déjà, la préfecture avait mis en place des coupures d’eau programmées pour économiser la ressource, alors que les infrastructures du département ne suffisent pas à alimenter toute la population en eau potable. Depuis, les restrictions d’eau sont de retour presque chaque année.
En 2023, l’archipel est frappé par une sécheresse inédite. Les retenues collinaires, qui sont les principales sources d’eau potable de Mayotte, sont à sec. De semaines en semaines, le préfet Thierry Suquet serre la vis et durcit les restrictions d'accès à l'eau. En septembre, l’eau ne coule plus qu’un jour sur trois aux robinets.
Cette crise de l’eau dans une société pauvre entraîne d’autres crises par ricochet : humanitaire, sanitaire et même scolaire (des établissements sont forcés de renvoyer les élèves chez eux).
Ce n’est que mi-septembre que le gouvernement affrète un navire pour apporter de l’eau en bouteille à la population. D’abord distribuée à un nombre restreint d'habitants – les plus fragiles –, la distribution est ensuite étendue à l’ensemble de la population fin novembre 2023.
Avec le retour récent des pluies, la préfecture a enfin annoncé l’allégement des restrictions d’accès à l’eau en début d'année. La distribution des bouteilles devrait, elle, s’arrêter en mars. Le gouvernement a annoncé des investissements pour augmenter les capacités de l’usine de dessalement de Mayotte pour éviter qu’une telle crise ne se reproduise.
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2024 : les "forces vives" bloquent le territoire
Alors que le sentiment antimigrants n’a jamais été aussi fort (la population a voté en masse pour Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle de 2022) et que l’archipel subit une forte pression démographique, le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer Gérald Darmanin lance l’opération Wuambushu en 2023, avec pour triple objectif de lutter contre l’immigration irrégulière, la délinquance et l’habitat insalubre.
Pendant plusieurs mois, les forces de l’ordre, appuyée par des renforts venus de l’Hexagone, reconduisent des migrants à la frontière, détruisent des bidonvilles et arrêtent des chefs de gang, à l’origine des tensions entre bandes qui minent la vie des habitants.
Mais, une fois repartis, le semblant d'accalmie qu'a connu Mayotte ne perdure pas. Les caillassages reprennent de plus belle. Les agents du Centre hospitalier de Mayotte font valoir leur droit de retrait. Des compétitions sportives sont suspendues ou annulées après des attaques contre des jeunes joueurs en marge de matchs…
Les tensions se cristallisent à Mamoudzou, autour du camp de migrants installés au stade de Cavani. Les élus locaux et la population veulent les voir partir. Des collectifs citoyens s'organisent pour manifester leur colère et ériger des barrages, réclamant à l’Etat d’agir rapidement.
Malgré l’annonce par Gérald Darmanin du démantèlement du camp et de l’expulsion des personnes en situation irrégulière, les habitants ne lâchent pas le mouvement, bloquant l’île et les administrations publiques.
Dépêché en urgence sur l’île dimanche 11 février 2024, le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer présente un ensemble de mesures drastiques pour lutter contre l’immigration et répondre aux revendications de la population. Parmi les mesures, il annonce une réforme constitutionnelle à venir pour supprimer complètement le droit du sol à Mayotte (déjà exceptionnellement restreint par rapport au reste de la France), ainsi que la fin de la territorialisation des titres de séjour, qui empêchait toute personne obtenant une régularisation à Mayotte de se rendre ailleurs en France.
Les collectifs citoyens, surnommés les "forces vives", n’ont pourtant pas été convaincus par le ministre. Mardi 13 février, ils ont annoncé qu’ils ne lèveront les barrages qu’une fois la territorialisation des titres abrogée.
Retour sur les crises qui ont frappé Mayotte depuis la départementalisation en 2011 avec Antoine Defives :