"On ne peut pas appliquer les mêmes règlementations à Saint-Pierre et Miquelon par -15 °C qu'en Guyane par +30 °C", dit avec évidence Stéphane Lambert, dirigeant associé de l'entreprise Briques de Guyane. En tant qu'entrepreneur dans le domaine de la construction dans un département d'Outre-mer, il est régulièrement confronté à cette contradiction que vivent nombre d'Ultramarins : devoir appliquer des normes européennes inadaptées au contexte local.
Ce fabricant de briques guyanaises était à Paris, mardi 20 février, avec un ensemble d'acteurs économiques et de représentants ultramarins pour la restitution des travaux des Assises de la construction durable en Outre-mer. Lancées l'année dernière, et pilotées par l'Agence de Qualité Construction, des réunions ont eu lieu dans les territoires avec un objectif principal : échanger les pratiques et méthodologies déjà mises en place pour construire mieux, et de manière durable, dans ces territoires éloignés de l'Hexagone en s'inspirant des solutions des uns et des autres.
"C'est une aberration de ne pas pouvoir aller se fournir au Canada"
Marie Gontowicz, directrice opérationnelle de SPL Archipel aménagement, l'entreprise publique chargée des projets de construction pour la Collectivité territoriale de Saint-Pierre et Miquelon et pour la commune de Miquelon-Langlade, faisait aussi partie de l'assemblée. Elle a écouté avec intérêt les représentants de la Nouvelle-Calédonie raconter comment ils ont mis en place leur propre système de référentiel normatif afin d'utiliser des matériaux importés des pays voisins.
Je n'ai pas les moyens, moi, en tant que maître d'ouvrage, de sécuriser mes marchés, de sécuriser la construction, sa durabilité, quand les produits canadiens ne sont pas inscrits dans le même système normatif que nous avons en France.
Marie Gontowicz, directrice opérationnelle chez SPL Archipel aménagement
Vivants à proximité du Canada, les habitants de Saint-Pierre et Miquelon utilisent souvent des matériaux canadiens, et notamment du bois, pour construire leurs habitations. En revanche, pour les travaux publics ou les demandes d'aide à la rénovation énergétique, le cahier des charges impose aux Saint-Pierrais et Miquelonnais des normes CE ou équivalent (les normes européennes). "Mais nous avons du mal à construire ces équivalences normatives", indique Mme Gontowicz. "En termes de coût carbone et de coût à l'importation, c'est une aberration de ne pas pouvoir aller se fournir au Canada."
En Outre-mer, où les enjeux sociaux, économiques, climatiques et géographiques sont complètement différents des départements métropolitains, mais aussi entre chaque territoire eux-mêmes, le poids des normes pèse lourdement sur la construction de logements neufs, souligne la sénatrice de Saint-Barthélemy, Micheline Jacques. Elle qui préside la délégation sénatoriale aux Outre-mer s'est longuement penchée sur cette problématique. Dans un rapport publié en 2021, elle et ses collègues faisaient remarquer l'inefficacité de la politique du logement en Outre-mer menée par l'État. "Alors que le Plan logement Outre-mer affichait un objectif de production ou amélioration de 150.000 logements en 10 ans (15.000 par an), celui-ci n’a jamais été traduit dans les budgets", relevait le rapport de la Fondation Abbé-Pierre en 2023.
Le surcoût des normes européennes
Pour la sénatrice, les Assises sur la construction durable en Outre-mer doivent servir à "faire émerger des solutions" qui pourront être utilisées dans plusieurs territoires faisant face aux mêmes problématiques. Elle cite l'exemple de son île, où chaque bâtiment construit comprend une réserve d'eau de pluie. À Mayotte, régulièrement frappée par la sécheresse, un tel dispositif permettrait d'atténuer les restrictions d'eau que connaît de plus en plus la population.
Tous les acteurs, qu'ils soient politiques ou économiques, présents à Paris ce mardi soulignent néanmoins la nécessité de faire évoluer le cadre réglementaire pour permettre aux entreprises ultramarines de favoriser l'échelle locale. Selon eux, les normes européennes impliquent un surcoût qui, par ricochet, ne privilégie pas la construction de logements neufs. "Pour résoudre ces coûts, un des enjeux est de faire en sorte qu'il y ait davantage de fabrication locale de matériaux, une meilleure adaptation des normes, des règles techniques...", plaide Hervé Mariton, le président de la fédération des entreprises des Outre-mer.
Le gouvernement a déjà desserré l'étau normatif pour les territoires ultramarins en 2016 avec la mise en place de la réglementation thermique, acoustique et aération dans les DOM (appelée RTAA DOM), qui permet quelques adaptations locales. Mais le secteur de la construction veut aller plus loin.
Marquage "RUP"
Dans son Plan logement Outre-mer 2019-2022, l'État avait prévu de négocier avec la Commission européenne pour permettre aux régions ultrapériphériques (RUP) de se fournir plus facilement auprès de leurs voisins (Canada, États-Unis, Brésil, Trinidad-et-Tobago, Afrique du Sud, Maurice, Australie). Mais rien n'a été annoncé depuis. Le gouvernement a réaffirmé cet objectif lors du Comité interministériel des Outre-mer (CIOM), en juillet 2023, en prévoyant la facilitation des importations régionales de matériaux de construction grâce à un marquage "RUP", en remplacement du marquage "CE" ("conformité européenne").
"Les règlements complexes nous desservent", estime Stéphane Lambert, le patron de Briques de Guyane. "Beaucoup de territoires ont des voisins puissants avec des normes différentes (...). [En étant autorisé à importer des matériaux des pays voisins], on sera en conformité, à la fois pour avoir des synergies, pour avoir des économies d'échelle et pour avoir des choses plus intelligentes, plus adaptées à notre territoire."
Un livre blanc reprenant les observations et les recommandations des Assises de la construction durable en Outre-mer devrait être présenté d'ici à la fin de l'année. Avec l'espoir, pour les acteurs ultramarins du bâtiment, de pouvoir vite déconstruire les normes de construction européenne qui s'appliquent chez eux.