"Aucune fiscalité au monde n'est parfaite", écrit Gabriel Serville dans son courrier adressé à la Cour des Comptes, en réponse au long rapport sur l'octroi de mer, publié mardi 5 mars. Dans cette lettre, le président de la Collectivité territoriale de Guyane détaille longuement et avec précision, comme ses collègues de Guadeloupe, de Martinique et de La Réunion, les raisons qui le poussent à s'opposer vigoureusement à une réforme en profondeur de cette taxe spécifique aux départements et régions d'Outre-mer.
Les constats et recommandations du rapport gagneraient à être davantage approfondis et adaptés à la Guyane. Le sens de l'histoire va vers davantage de distinctions législatives entre nos régions, pour prendre au mieux en compte nos réalités, et non de nous enfermer de nouveau dans le même carcan.
Gabriel Serville, président de la CTG, dans un courrier adressé à la Cour des Comptes
L'octroi de mer, prélevé sur les importations en Guadeloupe, en Martinique, en Guyane, à La Réunion et à Mayotte, est érigé en totem par les têtes d'exécutifs régionaux des territoires concernés. D'abord parce qu'il représente une part non négligeable des recettes fiscales des collectivités locales ultramarines (il a rapporté 1,644 milliard d'euros aux communes et aux régions d'Outre-mer en 2022). Mais aussi parce qu'il est très largement piloté et administré par les régions elles-mêmes, leur assurant une certaine autonomie financière.
Autonomie financière
Or, dans son rapport, la Cour des Comptes étrille un dispositif qui "connait des problèmes sérieux de cohérence et d'efficience, et est marqué par une complexité excessive au regard des recettes collectées". Elle plaide alors pour une refonte totale du système, allant jusqu'à recommander, à terme, de substituer à l'octroi de mer un autre système, comme une TVA régionale. Sur le court-terme, la Cour invite le gouvernement à simplifier, uniformiser et mieux contrôler l'octroi de mer, afin de le rendre plus efficace et de limiter son impact sur les prix des produits de consommation, alors que la cherté de la vie étouffe les ménages ultramarins.
"À l’instar des autres DROM, la région Guadeloupe rejette toute recommandation de la Cour des Comptes qui limiterait l’autonomie fiscale et décisionnelle des régions, ainsi que leurs ressources financières", a réagi le président de l'exécutif régional guadeloupéen Ary Chalus. Huguette Bello, pour La Réunion, Serge Letchimy, pour la Martinique et Gabriel Serville, pour la Guyane, tiennent le même discours. Seul le Département de Mayotte n'a pas encore réagi à la publication du rapport.
Tous ont soigneusement contre-attaqué point par point l'évaluation de l'institution administrative, qui a pourtant travaillé en collaboration avec les chambres régionales de chaque territoire pour élaborer son rapport. Selon eux, l'analyse trop générale de la Cour n'est pas adaptée à la singularité de chaque territoire.
"Il est (...) regrettable que la situation singulière de La Réunion caractérisée par la mise en œuvre du dispositif par la Région Réunion selon des principes tout à fait vertueux n'ait pas été soulignée", pointe Huguette Bello.
Impact limité sur la cherté de la vie
Les présidents des collectivités territoriales de Martinique et de Guyane, et des régions Réunion et Guadeloupe, chargés de décider des taux, exonérations et autres paramètres de l'octroi de mer, tiennent également à nuancer le poids de cette taxe dans la cherté de la vie en Outre-mer. "Il faut commencer par dire que, par essence, un impôt sur la consommation contribue à augmenter les prix, dit Gabriel Serville. Et que leur nature régressive pèse plus lourdement sur les plus pauvres, à l'instar de la TVA qui reste un parangon en la matière."
"Néanmoins, ajoute-t-il, en Guyane, l'Assemblée délibérante a toujours pratiqué la modération fiscale dans la cadre d'un arbitrage rendement/acceptabilité sociale. Des taux d'octroi de mer nuls sont ainsi appliqués à de nombreux produits de première nécessité en Guyane comme le lait, la farine, les livres, le matériel médical comme les fauteuils roulants..."
La région Guadeloupe ne comprend par la volonté de l’État de conduire à marche forcée une réforme en prétextant que le dispositif aurait un impact négatif sur la vie chère alors que les vraies causes de cette situation doivent être cherchées ailleurs, notamment dans la présence d’oligopoles et de monopoles qui sont en capacité de se positionner en faiseurs de prix.
Ary Chalus, président de la Région Guadeloupe, dans son courrier adressé à la Cour des Comptes
La Cour des Comptes estime que l'octroi de mer n'est "qu'un facteur explicatif de la cherté de la vie dans les Outre-mer, parmi de nombreux autres (tels que le coût du fret et des assurances, les marges des importateurs et distributeurs, les effets des rémunérations complémentaires des agents publics, etc.)". Mais "son effet est plus marqué sur certains biens et sur les populations les plus fragiles", précise l'institution administrative.
Des propositions d'ici fin juin
De leur côté, les ministères de l'Intérieur et des Outre-mer et celui de l'Économie et des Finances, appuient les observations de la Cour des Comptes, jugeant qu'une réforme de l'octroi de mer est devenue plus que nécessaire.
"La Cour a fait le choix de concentrer ses recommandations autour d'un schéma central dit "réformiste", pour apporter des correctifs majeurs au dispositif actuel sans toutefois remettre en cause son principe. Je partage pleinement les recommandations qui y sont adossées (...), répond Bruno Le Maire, le ministre de l'Économie. Il me semble cependant que la substitution d'une nouvelle ressource à l'octroi de mer [le rapport évoque la suppression de l'octroi de mer, qui pourrait être remplacé par une TVA régionale, NDLR] (...) doit continuer de nourrir les réflexions interministérielles. Une refonte complète du dispositif pourrait s'avérer être un instrument efficace pour lutter contre la cherté de la vie dans les DROM."
Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur et des Outre-mer, et Marie Guévenoux, ministre déléguée chargée des Outre-mer, indiquent que les concertations avec les acteurs locaux ont été lancées fin décembre. Si aucune piste de réforme n'est encore privilégiée – les premières propositions doivent être faites à la fin du premier semestre 2024 –, les ministres jugent opportun "de découpler le financement des collectivités territoriales de la protection des industries locales", alors que le système actuel vise ces deux objectifs en même temps.
Malgré leurs réticences, les présidents d'exécutifs régionaux en Outre-mer ne ferment pas la porte à une réforme de l'octroi de mer. "J'aimerais (...) que cet important travail puisse continuer à être approfondi et alimenté en meilleure concertation avec nos collectivités, qui sont les premières concernées", demande Gabriel Serville, président de la Collectivité territoriale de Guyane. "Une réforme : pourquoi pas ? Mais, pas à n’importe quel prix", prévient Ary Chalus, de la Région Guadeloupe.