RÉCIT. Il a changé le destin de la France libre : "sans Félix Eboué, le général de Gaulle était comme un empereur sans sceptre"

Félix Eboué et le général de Gaulle
Félix Eboué a rallié de Gaulle en aout 1940. Nommé dans la foulée gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, il œuvre pour la France libre. Retour sur cette période avec Eric Jennings, professeur à Toronto.

Résistant de la première heure, en 1940, Félix Eboué fait preuve pendant la Seconde Guerre mondiale d’un courage hors du commun. Son ralliement auprès du général de Gaulle n’avait rien d’évident. Nommé le 12 novembre 1940 gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, il œuvre sans relâche en faveur de la France libre. Dans Zistoir, nous vous proposons d’aller à la rencontre de Félix Eboué, un personnage historique au destin extraordinaire en quatre épisodes de 30 mn.

Épisode 3 : Félix Eboué, le saut dans l’inconnu

Retrouvez ici les quatre épisodes de Zistoir consacrés à Félix Eboué.

Pour chaque volet, nous vous proposons en bonus un extrait écrit de l'interview de l'un des invités du podcast. Cette semaine, il s’agit d’Eric Jennings, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Toronto et auteur d'un livre intitulé La France libre fut africaine aux éditions Perrin.

Eric Jennings

Outre-mer la 1ère : Félix Eboué, gouverneur du Tchad nommé en 1938, est connu pour être l'un des premiers à avoir rallié le combat du général de Gaulle pour la France libre en août 1940. Est-ce qu’il s'agissait d'un acte particulièrement courageux à votre avis?

Eric Jennings : Oui, Félix Éboué a fait preuve d’un courage exceptionnel. Son engagement ne se limitait pas à lui-même : il engageait tout son territoire, ce qui rend sa décision unique et audacieuse. Prendre le pari du général de Gaulle en cet été 1940 représentait un véritable saut dans l’inconnu.

À cette époque, de Gaulle est connu de peu de Français, encore moins des Africains. Il n’est pas légitime ni aux yeux de la population française ni de l’opinion internationale. Il faut bien se souvenir qu'à l'été 1940, une fois que l'armistice est signé et que le régime de Vichy émerge de la défaite, il est reconnu comme la France légitime par presque toutes les nations de la planète. Donc prendre le pari d'un général dépeint par Vichy comme étant un agent à la solde du Royaume-Uni, c’est extrêmement risqué.

Ce choix pouvait avoir de graves conséquences concernant l’avenir de sa carrière et la sécurité de sa famille restée en France. De plus, l’incertitude planait totalement quant à l’évolution de la guerre. Peu de Français croyaient alors à une victoire du camp britannique, d’autant que l’Union soviétique était encore liée à l’Allemagne par un pacte de non-agression et que les États-Unis n’étaient pas encore entrés en guerre.

Comment le ralliement de Felix Eboué à la France libre a-t-il pu se produire ? Ça ne s'est pas fait en un jour. Est-ce qu'il a été prudent, Félix Eboué ?

Félix Éboué a agi avec une grande prudence. En tant que gouverneur du Tchad, un poste loin d’être prestigieux mais stratégiquement crucial, il a d’abord concentré ses efforts sur la survie économique et le désenclavement de son territoire.

Pour cela, il a tissé des alliances solides avec les colonies britanniques voisines, en particulier le Nigeria. Grâce à ses contacts, notamment avec le gouverneur britannique local, et avec l’appui de quelques conseillers, il assure la viabilité économique du Tchad. Ces efforts étaient essentiels pour envisager un éventuel ralliement à ce qui allait devenir la France libre, tout en restant dans une logique de coopération avec la Grande-Bretagne.

Ce n’est qu’après avoir sécurisé ces accords économiques et stabilisé son territoire qu’Éboué a pu répondre favorablement à l’appel du général de Gaulle. Son approche, méthodique et progressive, était à la fois prudente et risquée.

Félix Eboué

Quelles ont été les conséquences de ce ralliement pour Félix Eboué ? Est-ce que ses enfants, lui-même, son épouse, ont été menacés par le régime de Vichy ?

Il est important de rappeler que plusieurs enfants de Félix Éboué ont été directement exposés au danger pendant la Seconde Guerre mondiale. En juin 1940, ses fils, Henri et Robert, ont été faits prisonniers, ce qui les mettait en péril. On sait en effet que l’Allemagne nazie et le régime de Vichy menaçaient fréquemment de représailles les familles de dissidents, notamment celles des Français libres.

Contrairement à d’autres résistants, Félix Éboué n’a pas pris de pseudonyme, ralliant le général de Gaulle sous son propre nom, ce qui amplifiait les risques pour sa famille. Malgré ces menaces, Henri et Robert tentent à plusieurs reprises de s’évader.

Pendant ce temps, leur fille Ginette poursuit des études de philosophie à Paris, tandis que leur fils Charles se prépare à devenir aviateur. Finalement, en octobre 1941, Henri, Robert et Ginette réussirent à fuir, traversant les Pyrénées pour atteindre l’Espagne, puis le Portugal. Cette évasion est rendue possible grâce à des contacts alliés, en particulier britanniques.

Le pilote Charles Eboué le 28 aout 1958

Les époux Eboué eux-mêmes ont-ils été menacés par Vichy ?

Il est important de rappeler que le régime de Vichy, dans sa répression des grands dissidents, procédait à la saisie des biens et à la dénaturalisation de nombreux Français opposés à son autorité. Cette politique s’est traduite par une véritable guerre civile franco-française, étendue à l’échelle impériale.

Ces circonstances ne pouvaient qu’inquiéter profondément Félix Éboué. Comme le souligne son biographe américain, Brian Weinstein, le gouverneur peinait à dissimuler son angoisse face au sort de ses enfants restés en métropole.

Qu'est ce qui a convaincu Félix Eboué à s'engager auprès du général de Gaulle qui, pour la plupart des Français, était en 1940 un parfait inconnu ?

Dire que le général de Gaulle était un parfait inconnu en 1940 est un peu exagéré. En tant que sous-secrétaire à la Guerre et auteur influent dans les cercles militaires des années 1920-1930, il était connu, mais uniquement d’un public restreint. Pour le Français moyen, en revanche, son nom était inconnu. Cela rend d’autant plus complexes les motivations de Félix Eboué.

Éviter les explications simplistes est essentiel. Certains disent qu’il a rallié la France libre parce qu’il était socialiste, noir ou franc-maçon. Ces éléments ont peut-être joué, mais ils ne suffisent pas. Le politologue Brian Weinstein dans sa biographie de Félix Eboué souligne que d’autres socialistes, personnes de couleur ou francs-maçons ont soutenu Vichy. Il donne l’exemple du parlementaire guadeloupéen Gratien Candace, qui se montrera fidèle à Vichy ou Hubert Deschamps, socialiste qui sera gouverneur de la Côte d'Ivoire sous Vichy. Félix Eboué, lui, a choisi un chemin opposé.

Un facteur crucial semble être sa conscience des enjeux stratégiques au Tchad. Dès juin 1940, il sait que la commission d’armistice italo-allemande pourrait inclure le Tchad dans ses visées. L’Italie de Mussolini, voisine via la Libye, représente une menace directe. Eboué perçoit une opportunité militaire pour la France libre à cette frontière. En ralliant de Gaulle, il assure que le Tchad devienne une base pour les opérations contre l’Italie fasciste. Ce choix visionnaire a permis à la France libre de porter le combat jusqu’à l’ennemi, à travers les vastes étendues du désert.

Eboué a donc agi avec pragmatisme et conviction, voyant dans son ralliement un moyen d’éviter l’ingérence italienne et de contribuer à l’effort militaire de la France libre. L’histoire lui a donné raison.

Felix Eboué et le général De Gaulle en 1940

 

Oui, avec la fameuse bataille de Koufra qui a abouti à la victoire des troupes françaises de la colonne Leclerc face aux Italiens le 2 mars 1941.

La bataille de Koufra constitue une étape marquante dans l'histoire des Forces françaises libres. Bien qu'il y ait eu quelques escarmouches avant cet événement, Koufra se distingue comme la première victoire remportée sous le drapeau et le commandement français libre. Ce succès revêt une importance particulière, non seulement d'un point de vue militaire, mais aussi symbolique.

Sur le plan moral, cette victoire a joué un rôle essentiel dans le renforcement de la détermination des Français libres et leur capacité à inspirer espoir. D’un point de vue stratégique, elle a offert au général de Gaulle une opportunité précieuse de démontrer que la défaite de 1940 n'était qu'un épisode temporaire. En moins d'un an, la France libre prouvait qu'elle était capable de contribuer activement à l'effort de guerre.

La victoire de Koufra marque ainsi le début d'une série de campagnes décisives menées par les Forces françaises libres. Ces dernières remporteront d'autres victoires importantes, parfois seules, parfois en coordination avec les Alliés, notamment les Britanniques. Ces succès s’étendront à divers théâtres d’opérations, allant de la Corne de l'Afrique jusqu'au Moyen-Orient.

Le 1er mars 1941, sous les ordres de Leclerc, le régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad (RTST) lance un assaut sur l’oasis de Koufra

Est-ce que vous pourriez nous résumer en quelques mots ce qu'on appelle les Trois Glorieuses, c'est-à-dire le basculement de l'Afrique équatoriale française en faveur de la France libre les 26, 27 et 28 août 1940 qui a commencé avec le Tchad ?

Les Trois Glorieuses d’août 1940 constituent un épisode capital, bien que souvent méconnu, de l’histoire de la France libre. Ces événements ne relèvent pas de simples ralliements spontanés, comme on les qualifie parfois, mais bien d’actions décisives, des coups de main stratégiques menés sur plusieurs points de l’Afrique équatoriale française et au Cameroun.

Pour bien comprendre, distinguons les deux entités impliquées : d’une part, l’Afrique équatoriale française (AEF), qui s’étend du Tchad au Gabon, et d’autre part, le Cameroun, ancienne colonie allemande placée sous mandat français après la Première Guerre mondiale. Ces Trois Glorieuses se décomposent en trois actes majeurs, qui aboutissent à un basculement spectaculaire en faveur de la France libre.

Résumons, premier acte, le 26 août 1940. Tout commence au Tchad, où Félix Éboué, gouverneur du territoire, prend la décision audacieuse de se rallier à la cause du général de Gaulle. Cette décision n’est pas prise à la légère. Éboué doit convaincre plusieurs acteurs clés sur place, à savoir les militaires, souvent réticents à désobéir aux autorités de Vichy, et les milieux économiques locaux, notamment ceux liés à l’industrie cotonnière, qui hésitent également. Éboué parvient à les persuader du bien-fondé de son choix et le 26 août, accompagné de son collaborateur, le commandant Marchand, chef des forces armées locales, il proclame officiellement le ralliement du Tchad à la France libre.

Le lendemain, le 27 août, c’est au tour de Philippe Leclerc, futur héros de la France libre, d’entrer en action. Avec détermination, il mène une opération décisive au Cameroun, qui rejoint à son tour la cause du général de Gaulle. Le surlendemain, c’est la prise de Brazzaville le 28 aout 1940. Les forces de la France libre prennent le contrôle de Brazzaville, capitale du Congo français, marquant la troisième et dernière étape de ce basculement stratégique.

Ces trois opérations combinées, menées en quelques jours seulement, transforment radicalement la situation de la France libre. Ce mouvement, qui ne disposait jusque-là que d’un maigre territoire (les Nouvelles-Hébrides ayant été les premiers à se rallier), se dote soudain d’un empire territorial alternatif. Ce nouvel ensemble, d’une étendue remarquable, s’étire sur des distances comparables à celles séparant les Pyrénées de la frontière russe. Il inclut des paysages extrêmement variés, des forêts vierges denses aux vastes étendues du Sahara. Tout ce territoire va basculer dans le camp du général de Gaulle, avec toutes les conséquences que ça pourra avoir.

Le général de Gaulle et Félix Eboué

En quoi le ralliement de l'Afrique équatoriale française et du Cameroun auquel Félix Eboué a contribué grandement, change vraiment la donne pour le général de Gaulle ?

Ce basculement transforme fondamentalement la situation pour le général de Gaulle et la France libre. Désormais, la France libre passe d’un simple mouvement de résistance à un véritable gouvernement, doté d’une assise territoriale et d’une capitale officielle. Trop souvent, on oublie que Brazzaville devient alors la capitale de la France libre, bien avant Alger ou même Londres.

Contrairement aux idées reçues, Londres n’a jamais été la capitale officielle de la France libre, et Alger n’a acquis ce statut qu’en 1943, lorsque le mouvement, ayant évolué, prend le nom de France combattante. Entre août 1940 et 1943, c’est Brazzaville, au cœur de l’Afrique centrale, qui incarne ce rôle. Ce transfert symbolique du pouvoir, des berges de la Seine à celles du fleuve Congo, représente une étape essentielle dans la quête de légitimité du général de Gaulle et de son mouvement.

À Brazzaville, un nouveau cadre institutionnel voit le jour : un journal officiel est créé, de même que des lois et des textes fondateurs, qui affirment la continuité de la souveraineté française. Le général de Gaulle, par ces initiatives, se porte garant de cette continuité, que certains qualifient de républicaine, bien que le débat sur ce point reste ouvert. La création de Radio Brazzaville joue aussi un rôle clé. Elle diffuse sans fard et sans entrave, contrairement à la BBC, les messages du général de Gaulle à travers le monde.

Enfin, Brazzaville et ses territoires environnants permettent à la France libre de lever des troupes. Plus de 17 000 soldats sont recrutés entre 1940 et 1943, principalement en Afrique équatoriale française et au Cameroun. Bien que ce chiffre puisse sembler modeste à première vue, il est remarquable dans le contexte d’un mouvement naissant, encore en pleine structuration.

Les estimations sur la taille des Forces françaises libres en 1940-1941 varient, mais les 17 000 soldats issus de l’Afrique centrale représentent une part significative : environ un tiers, voire près de la moitié, de l’ensemble des effectifs, selon les sources. Ce chiffre souligne l’importance cruciale de ces troupes au moment où le mouvement de la France libre est le plus fragile. Durant cette période initiale, en 1940-1941, le soutien apporté par l’Afrique s’avère vital, bien avant que le mouvement ne prenne de l’ampleur à partir de 1943-1944.

L’apport africain ne se limite toutefois pas aux soldats, même si leur rôle est essentiel. Pendant trois à quatre années difficiles, des Africains, hommes et des femmes, ont participé à cet effort collectif.

Tout d’abord, les ressources financières issues de l’impôt ont constitué un soutien indispensable pour financer les activités de la France libre. Ensuite, l’extraction de ressources naturelles a joué un rôle déterminant. Ces matières premières comprenaient, entre autres, le rutile, le caoutchouc, l'or et divers minerais stratégiques utilisés pour l’armement et le blindage des véhicules militaires.

En décembre 1940, Radio Brazzaville qui se veut la véritable voix du mouvement gaulliste est mise en place, quel a été le rôle de cette radio pendant la Seconde Guerre mondiale ?

Radio Brazzaville a joué un rôle essentiel. On l’oublie trop souvent parce qu’il y a toute une mythologie autour de la BBC qui a rempli également un rôle essentiel.  Les archives de la Fondation de Gaulle à Paris offrent une perspective fascinante sur l’influence de Radio Brazzaville. Des témoignages écrits provenant de Nouvelle-Zélande, d’Afrique du Sud, du Canada, et de nombreux autres pays, montrent que Radio Brazzaville était écoutée sur tous les continents. Ces auditeurs expliquaient avoir découvert la cause du général de Gaulle grâce à cette radio et être devenus des auditeurs fidèles des bulletins de la France libre.

Le contenu diffusé par Radio Brazzaville était varié et révélait une attention méticuleuse portée à l’élaboration de la grille de programmes. Par exemple, un débat a eu lieu pour décider s’il était approprié de diffuser de la musique classique allemande ou italienne. Dans un premier temps, cela a été écarté avant d’être réintroduit. De même, la question de retransmettre des nouvelles en français en provenance du Québec ou du Canada a été discutée, et la décision fut d’inclure ces informations.

Félix Éboué, gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, était régulièrement invité à s’exprimer sur les ondes de Radio Brazzaville. Les discours du général de Gaulle y étaient également diffusés, amplifiant leur portée au-delà des frontières africaines. L’impact de cette radio allait bien au-delà de l’Afrique.

Un effort notable fut également entrepris pour renforcer l’identité de Radio Brazzaville. Dans une démarche de marketing, la station a fait appel à la compagnie Walt Disney pour concevoir un logo. Deux propositions ont été faites : l’une représentait une girafe féroce portant un casque radio, tandis que l’autre montrait une girafe plus classique. Ces initiatives reflètent l’ambition de Radio Brazzaville de porter et prêcher "l’Évangile gaulliste" à travers la planète.

Il convient de souligner que cette radio était soutenue par des techniciens africains qui jouaient un rôle clé dans son fonctionnement. Le contenu intégrait aussi des éléments africains. La station bénéficiait par ailleurs de la participation de volontaires étrangers, comme l’Américaine Dudley Harmon. Celle-ci lisait les bulletins d’information en anglais.

Cependant, les archives révèlent aussi une ambiance de « panier de crabes ». Derrière la façade d’unité, Radio Brazzaville n’échappait pas aux rivalités, aux luttes de pouvoir, et même, parfois, à des attitudes antisémites latentes au sein du personnel. Ce qui peut paraître assez surprenant.

 

En novembre 1940 à 55 ans, Félix Eboué est nommé gouverneur général de l'Afrique équatoriale française à Brazzaville. Qu'est ce qui a décidé le général de Gaulle à le choisir ?

À l’été 1940, Félix Eboué est le seul gouverneur d’une grande colonie française à rallier la cause du général de Gaulle, à l’exception notable du gouverneur des Nouvelles-Hébrides. Cependant, ce dernier administrait un petit territoire sous condominium franco-britannique, dont l’impact stratégique et symbolique était limité. Félix Éboué, en revanche, parvient à faire basculer une grande colonie, en faveur de la France libre, un acte d’une portée bien plus significative.

Le général Catroux, bien qu’ayant rallié la cause gaulliste, le fit seul, sans emporter avec lui l’Indochine qu’il administrait. Félix Éboué, lui, réussit à entraîner tout un territoire de grande importance stratégique, car situé sur une ligne de front.

L’apport de l’AEF est capital pour la France libre, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, par sa précocité : en août 1940, le général de Gaulle, isolé, était alors en position extrêmement fragile, même vis-à-vis de ses alliés britanniques. Il était en quelque sorte comme un "empereur sans sceptre", dépourvu de territoire à administrer et donc de base matérielle pour asseoir son autorité.

Ce ralliement confère à Félix Éboué une place centrale dans le dispositif gaulliste en Afrique. En reconnaissance de son rôle crucial, il est rapidement nommé gouverneur général de l’Afrique équatoriale française.

Quelles ont été les missions de Félix Eboué entre 1940 et 1944 à Brazzaville pendant cette période de guerre ? Ce travail a-t-il été exténuant pour lui?

L’énorme charge de travail assumée par Félix Éboué à cette époque a indéniablement eu un impact sur sa santé. Soumis à un stress constant, il engrange les paquets de cigarettes. Les défis auxquels il doit faire face sont innombrables, et le personnel à sa disposition est relativement restreint, ce qui l’oblige à gérer de nombreuses tâches en personne, parfois jusqu’à l’épuisement.

L’une de ses priorités est de transformer Brazzaville en une véritable capitale impériale de la France libre. Ce projet est loin d’être anodin, tant cette ville manquait d’infrastructures adaptées. En raison de l’absence d’hôtels et de logements pour les diplomates, Félix Éboué va jusqu’à réquisitionner les logements de certains fonctionnaires pour y loger des consuls étrangers.

Il s’attelle également à doter Brazzaville de bâtiments symboliques, comme un grand édifice pour le général de Gaule qu’on nommera la "Case de Gaulle", qui deviendra plus tard l’ambassade de France en République du Congo. Ce bâtiment incarne la volonté d’Éboué de faire de Brazzaville la capitale de la France libre.

En parallèle, Félix Éboué doit gérer les impératifs liés à l’effort de guerre. Bien qu’il ne soit pas directement impliqué dans la stratégie militaire, domaine davantage pris en charge par des figures comme Leclerc, il administre des territoires en guerre. Cet effort de guerre est colossal et meurtrier, impliquant notamment la construction d’infrastructures routières titanesques reliant les colonies françaises, belges, et britanniques en Afrique centrale et occidentale.

Un autre volet crucial de cet effort repose sur l’exploitation des ressources naturelles, dont certaines, comme le caoutchouc sylvestre, étaient déjà associées à des abus coloniaux pendant l’entre-deux-guerres. Avec l’expansion japonaise en Asie du Sud-Est, principale source de caoutchouc d’hévéa, l’extraction du caoutchouc sylvestre en Afrique redevient essentielle. Les populations locales sont réquisitionnées pour collecter ce matériau dans des conditions éprouvantes, en arpentant les forêts pour extraire des lianes et des racines.

L’exploitation minière joue également un rôle clé, notamment dans le sud de la Fédération, au Gabon et au Moyen-Congo, où l’or et d’autres minerais sont extraits dans des mines aux conditions extrêmement dures. On peut schématiser cet effort en deux axes principaux : d’une part, l’effort militaire, concentré dans les territoires septentrionaux tels que le Tchad, l’Oubangui-Chari (aujourd’hui République centrafricaine), et le Cameroun ; d’autre part, l’effort en matières premières, principalement en caoutchouc et en minerais, centré sur le Gabon et le Congo.

 

Dans votre livre La France libre fut africaine, vous écrivez que pendant la Seconde Guerre mondiale, l'effort de guerre a été particulièrement lourd pour les habitants de l'Afrique équatoriale française. Comment cela s'est-il manifesté concrètement ?

Les populations des territoires ralliés à la France libre paient un lourd tribut à l’effort de guerre. J’avance dans mon livre qu’il y a un retour en arrière avec un choc économique extrêmement dur.

Le basculement de ces colonies dans le camp de la France libre s’accompagne d’une réorientation complète de leur économie. Jusqu’en 1940, plus de 90 % des denrées produites dans ces territoires étaient destinées à la France métropolitaine. Or, la guerre civile franco-française à l’échelle mondiale – entre Vichy et la France libre – coupe cet axe historique de commerce. Vichy refuse les marchandises provenant des colonies ralliées à de Gaulle, ce qui oblige ces territoires à trouver de nouveaux débouchés.

Les nouveaux marchés, principalement britanniques, incluent des destinations comme l’Afrique du Sud, l’Australie ou encore les États-Unis. Cependant, cette redirection prend du temps à se mettre en place, provoquant une véritable crise économique en 1940. Ce choc se manifeste par un effondrement des échanges et des conditions de vie. Dans certaines régions, on voit par exemple des vêtements en écorce refaire surface, un retour en arrière qui témoigne de l’ampleur de la crise.

Ce déclin économique est même perceptible dans les discours des populations locales. On parle parfois de "produits de Gaulle" pour désigner des biens de faible qualité, de la camelote ou des denrées dégradées, en contraste avec ce qui était disponible avant l’arrivée du général. Ces expressions, qui établissent une opposition entre « l’avant » et « l’après » de Gaulle, traduisent le mécontentement de certaines populations. Bien sûr, ce type de propos déplaît fortement aux autorités de la France libre, mais il reflète une réalité économique durement ressentie par les habitants.

De plus, l’effort de guerre conduit à une intensification des méthodes coloniales coercitives. Certes, la France libre n’a pas inventé le travail forcé ni la coercition en Afrique, hérités d’un système colonial déjà bien ancré. Cependant, à partir de 1940, on observe un durcissement significatif de ces pratiques. Félix Eboué lui-même justifie ce durcissement en raison de l'effort de guerre.

Donc, concrètement, le travail forcé a en pratique redoublé en période de guerre ?

Il faut se rappeler que l’intensification du travail forcé n’était pas exclusive à la France libre. Ces pratiques redoublent également dans les colonies sous l’emprise de Vichy, comme celles de l’Afrique-Occidentale française, ainsi que dans des territoires sous contrôle britannique, tels que le Nigeria ou le Kenya. Cela souligne que la France libre n’était pas seule à adopter ces mesures coercitives en cette période de guerre.

Cependant, il y a une ironie sinistre dans le fait que ces populations africaines, mises à contribution pour alimenter l’effort de guerre des démocraties contre les fascismes – un combat que la France libre présente comme noble et universel – sont elles-mêmes soumises à des pratiques autoritaires d’une grande dureté.

Cette contradiction est d’autant plus frappante lorsque l’on se penche sur des témoignages directs. À Brazzaville, on retrouve, par exemple, un carton de doléances adressé à Félix Éboué en personne. Certaines de ces lettres proviennent du Gabon ou d’autres régions et dénoncent des souffrances dues au travail forcé, mais aussi des comportements odieux et racistes de la part de certains administrateurs locaux.

Ces courriers sont censés faire réagir Félix Eboué. On a l’impression que cela réussit parfois, mais dans de nombreux cas, les doléances restent lettre morte.

Pourquoi Félix Eboué qui apparaît comme un administrateur colonial éclairé n'a pas empêché le travail forcé, le fichage, la censure, les recrutements militaires forcés pendant cette période de guerre ?

Il est essentiel de rappeler que cette période de guerre justifie, aux yeux des autorités, nombre d’abus. À Brazzaville et dans d’autres contextes similaires, l’effort de guerre est élevé au rang de priorité sacrée, couvrant souvent des pratiques discutables. Félix Éboué lui-même ne s’en cache pas, affirmant sans détour que l’impératif premier est de soutenir l’effort militaire, quelles qu’en soient les conséquences.

Cela dit, bien qu’Éboué soit un administrateur éclairé sur certains points, il reste profondément conservateur en matière de politique indigène. Certains historiens vont jusqu’à comparer son approche à celle de Pierre Boisson, le gouverneur général de Vichy en Afrique-Occidentale française. Tous deux partagent une vision idéalisée d’un paysan africain enraciné dans son ethnie, qu’il faudrait préserver des bouleversements de l’urbanisation. Cette peur de l’exode rural et de la modernisation effrénée devient une obsession pour Félix Éboué, marquant sa politique d’un certain immobilisme.

De plus, les réformes que Félix Éboué envisage entre 1940 et 1944 ont assez mal vieillies. Plutôt que de transformer radicalement le système colonial, il plaide pour des changements progressifs. Un exemple significatif est sa proposition de créer un « statut de notable évolué ». Ce statut vise à reconnaître des Africains lettrés adoptant les modes de vie français : consommant du vin, prenant des vacances selon les habitudes métropolitaines, etc. Si cette idée semble anachronique aujourd’hui, elle représente alors une ambition majeure pour Félix Éboué, mais suscite des controverses avec d’autres autorités.

Parmi ses opposants, les hauts-commissaires Edgard de Larminat et Adolphe Sicé rejettent plusieurs des idées d’Éboué. L’opposition est parfois cocasse, comme sur la question de la consommation de vin. Ces commissaires avancent que la France a été affaiblie en 1940 par sa culture du bistrot et qu’il serait absurde d’encourager les élites africaines à suivre cet exemple. Cette divergence illustre les nuances au sein des autorités coloniales sur la manière d’approcher la formation des élites africaines.

Avril 1941 à Brazzaville. Le général de Gaulle s'entretient avec le gouverneur général Félix Eboué, natif de Guyane et grande figure de la France Libre

 

Retrouvez Eric Jennings dans les quatre épisodes de Zistoir consacrés à Félix Eboué.

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