L'État aurait-il pris la mesure de la crise du chlordécone aux Antilles ? C'est ce que laisse entendre un document publié en ce début d'année, la synthèse du bilan à mi-parcours du plan chlordécone IV.
Depuis 2008, l'État met en place des plans nationaux de lutte contre la pollution au chlordécone sur plusieurs années. Le dernier, le plan chlordécone IV, s'étend de 2021 à 2027. Un bilan à mi-parcours a été publié cet été, et il est republié de façon résumée en ce début d'année 2025.
Que nous apprend-il ? Que le budget alloué à ce plan est passé de 92 à 130 millions d'euros, notamment "pour intensifier les travaux de recherche autour de la santé des femmes et des moyens d'accélérer sa dégradation dans l'environnement".
Que "depuis 2023, le surcoût du traitement de l'eau potable engendré par la pollution à la chlordécone est pris en charge par l'État de façon exceptionnelle et dérogatoire". Ou encore que les agriculteurs sont davantage soutenus : "Depuis le 1er janvier 2024, les éleveurs bénéficient d'une aide financière de 160 à 200 euros par animal abattu." Du côté de la filière pêche, une aide financière en place depuis 2022 a été "simplifiée depuis le début 2024" et le nombre de bénéficiaires est passé "de 400 à 800".
"C'est inacceptable à mes yeux"
Mais pour Me Christophe Lèguevaques, l'un des avocats des parties civiles dans le volet pénal du chlordécone, il s'agit d'un "très beau document de propagande où l'on a l'impression que la crise du chlordécone est prise en charge et bien traitée alors qu'en réalité, on est très loin du compte".
Très loin du compte financièrement tout d'abord : "Le montant des sommes qui sont annoncées, 35 millions d'euros d'investissement [entre 2021 et 2023], c'est ridicule ce n'est même pas ce que devraient payer les acteurs privés à l'origine de cette pollution qui sont complètement absents, tacle-t-il avant d'affirmer que les bananiers touchent "150 millions d'euros" de subventions "par an". "Donc il faudrait au moins que ce soit équivalent" du côté de plan national de lutte contre le chlordécone, défend-il.
Parmi les progrès décrits dans le bilan qui le font réagir, il y a celui sur l'eau. "Au cours des dernières années, la qualité de l'eau distribuée est conforme à plus de 99% en Guadeloupe et à 100% en Martinique", est-il indiqué dans le bilan. L'avocat dénonce "une illusion" : "La conformité, c'est par rapport à une norme et cette norme laisse passer le chlordécone. Dit autrement, on peut être avec une eau 'conforme' qui contient quand même du chlordécone, et ça, c'est inacceptable à mes yeux, assène-t-il. Et je ne comprends pas qu'un document émanant du ministère de la Santé puisse se satisfaire de cette solution."
28.200 analyses de sang
Ce bilan fait aussi un point sur les analyses de sang gratuites proposées aux Antillais pour détecter s'ils ont du chlordécone dans l'organisme (la chlordéconémie).
Le nombre de chlordéconémies a fortement augmenté entre 2022 et 2023, avec 28.200 analyses réalisées fin 2023 en Guadeloupe et Martinique, comme le montre ce graphique :
En fonction des résultats, les agences régionales de santé (ARS) peuvent proposer un programme d'accompagnement "afin d'avoir les outils pour éliminer naturellement la chlordécone de l'organisme". Là encore, le nombre de participants est en nette augmentation entre 2022 et 2023, surtout en Martinique, comme on peut le voir ci-dessous :
Si Me Christophe Lèguevaques admet que la chlordéconémie est "un indice", il précise que cette analyse du sang "n'est pas forcément un bon outil pour vérifier" si un individu est "contaminé de manière durable".
L'une des caractéristiques du chlordécone, c'est de se concentrer dans les parties molles de l'organisme et notamment le foie. Donc vous pouvez avoir une chlordéconémie à un instant T qui est faible et pour autant avoir stocké du chlordécone en quantité importante ce qui peut déclencher à tout moment des conséquences pour votre santé.
Me Christophe Lèguevaques
Pour lui, il faudrait "un suivi médical plus sérieux" mais il ne le voit "pas prévu dans les propositions faites dans le plan chlordécone IV".
181 dossiers au fonds d'indemnisation
Le bilan à mi-parcours évoque aussi comme solution financière le déploiement de fonds d'indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), principalement à destination de ceux et celles qui ont travaillé dans les bananeraies. Au 2 juin 2024, sur les 181 dossiers reçus des Antilles, le FIVP avait donné son accord pour 137 demandes et versé 84 indemnisations. Voici le détail :
Si l'avocat des parties civiles dans le volet pénal reconnaît que c'est une "bonne chose" pour "les ouvriers et les ouvrières agricoles", il pointe cependant des indemnisations dont les sommes ne "sont pas non plus extraordinaires", des "conditions d'accès assez restrictives" et une vision "très bureaucratique loin de la réalité".
"Il faut réunir des preuves parfois impossibles à réunir car quand vous avez travaillé des années sans être déclaré [...], c'est compliqué de démontrer que vous avez travaillé pendant 10 années continues dans la même bananeraie", dénonce-t-il.
"Que les profiteurs contribuent"
Au-delà du fait qu'il "ne prévoit pas d'indemniser toutes les victimes", "ce fonds fait appel à la solidarité nationale, ajoute le conseil. Ce serait bien que les auteurs et les profiteurs de la crise du chlordécone – importateurs, distributeurs ou diffuseurs – soient appelés à contribuer à hauteur des méfaits qu'ils ont pu faire qui va engendrer des conséquences sur des générations et des générations."
"Ce plan donne l'illusion qu'on fait des choses mais en réalité, je crains que les pouvoirs publics n'aient pas soit les moyens de mettre en œuvre une véritable politique, soit compris la gravité de la situation aux Antilles", conclut-il.
Les pouvoirs publics savent en tout cas qu'il reste du chemin à parcourir puisqu'ils terminent leur bilan avec des mesures à venir comme la mise en ligne en 2025 d'un site internet de référence, et le doublement du budget consacré à la recherche à l'horizon 2030 pour, entre autres, dépolluer les sols.