La commémoration du 23 mai, consacrée aux victimes de l'esclavage, rappelle d'abord la marche historique organisée par le Comité de la marche du 23 mai 1998 (CM98) à Paris.
À cette date, il y a 24 ans, 40 000 personnes, majoritairement ultramarines, ont défilé dans la capitale pour rendre visible cette mémoire et briser le silence. La France vient alors de commémorer les 150 ans de l'abolition de l'esclavage, promulguée le 27 avril 1848. À cette occasion, le Premier ministre de l'époque, Lionel Jospin, prononce une phrase, qui devient le slogan du cent-cinquantième anniversaire : "Tous nés en 1848". Quatre mots, symboles d'un passé "qui ne passe pas", raconte Serge Romana. Comme si l'histoire d'avant l'abolition, les esclaves, les morts, n'avaient jamais existé. Ce généticien né en Guadeloupe est l'organisateur de la marche du 23 mai et le fondateur de l'association CM98.
C’est toujours compliqué d’avoir comme acte de naissance, un crime contre l’humanité.
Serge Romana, dans #MaParole
Le succès inattendu de cette marche silencieuse le pousse à organiser de nouveau plusieurs évènements culturels à cette même date, aujourd'hui connus sous le nom "limyé ba yo" ("honorons-les", en créole).
Un autre 23 mai, 150 ans plus tôt
Mais, au-delà du clin d'œil à l'évènement de 1998, la commémoration du 23 mai est porteuse d'un autre symbole fort. Ce jour, en 1848, l'application du décret de l'abolition de l'esclavage est mise en place en Martinique.
Adopté un mois plus tôt, le texte de Schoelcher prévoyait pourtant un délai de deux mois avant son application, afin de ne pas arrêter la récolte en cours de canne à sucre. Mais le 22 mai, une révolte qui couvait depuis plusieurs mois, éclate dans toute l'île.
À Saint-Pierre, l'esclave Romain, a été arrêté quelques jours plus tôt pour avoir joué du tambour, soupçonné d'utiliser l'instrument pour appeler au soulèvement. L'injustice s'ajoute aux nombreuses tentatives d'empêcher tout rassemblement d'esclaves et la colère gronde. Le 22 mai, face à la colère des esclaves, l'adjoint au maire libère Romain et s'attire les foudres des autorités, en même temps que le soutien des esclaves. Les gendarmes sont appelés en renfort, des émeutes éclatent et l'insurrection ne tarde pas à gagner le Sud de l'île. Dès le lendemain, à 15 heures, le décret Schoelcher est adopté : les esclaves de Martinique sont libres.
Le 22 mai, à jamais associé à la révolte des esclaves qui a mené à leur libération, est désormais férié en Martinique.
Multiples dates
En 2001, l'adoption de la loi Taubira, reconnaissant l'esclavage comme crime contre l'humanité, ouvre le débat sur la nécessité d'une date mémorielle pour commémorer ce pan de l'Histoire. Avec le CM98, Serge Romana milite pour le choix du 23 mai. Mais en 2006, la date du 10 mai, celle de l'adoption de la loi Taubira, est arrêtée et devient la journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leurs abolitions.
Le travail porte alors sur la nécessité d'une date pour se souvenir des victimes et pas seulement de l'abolition.
Nous parlons d'esclavage de façon générale, nous parlons d'esclavage avec des coups de fouet, nous parlons d'esclavage avec des chaînes, mais souvent nous ne parlons pas d'esclavage avec nos cœurs parce que nous avons oublié, parce qu'il n'a pas été transmis.
Serge Romana, fondateur du CM98
Dans une circulaire diffusée en 2008, François Fillon, alors ministre de l'Intérieur, reconnaît officiellement le 23 mai comme le jour "de la commémoration du passé douloureux de leurs aïeux qui ne doit pas être oublié", pour "les associations regroupant les Français d'outre-mer de l'Hexagone".
Une décision menacée, en 2017, par un amendement à la loi Égalité-réelle Outre-mer, visant à supprimer l'article instaurant le 23 mai comme journée d'hommage national aux victimes de l'esclavage. En janvier, Serge Romana entame une grève de la faim devant le Palais du Luxembourg et obtient gain de cause : le Sénat reconnait dans la loi les deux dates. Une dimension historique supplémentaire pour cette date, désormais gravée dans les textes.
Une "racialisation des mémoires" ?
Pourtant, le combat du CM98 pour la date du 23 mai ne fait pas l'unanimité. Myriam Cottias, chercheuse au CNRS et ancienne présidente du Comité national pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage (CNHME), y voit une "racialisation" des mémoires. Elle conteste cette vision "qui dit que le 10 mai c'est le combat des abolitionnistes, sous-entendu blancs", opposée à celle du 23 mai qui "serait celui des esclaves noires dont il faut célèbrer la mémoire". Aujourd'hui directrice du Centre International de Recherches sur les esclavages et post-esclavages (CIRESC), elle estime que le 10 mai "conjugue à la fois le combat des abolitionnistes mais aussi celui des esclaves".