Festival La 1ère. Végane, sans gluten et décoloniale : la cuisine engagée de la cheffe réunionnaise Amalia Irsapoullé

La cheffe Amalia Irsapoullé dans les cuisines des Grandes Tables, à la friche La Belle de Mai, à Marseille.
Reconvertie dans le milieu culinaire depuis deux ans, la cuisinière originaire de Saint-Leu concocte des plats sans viande, respectueux de l'environnement et des populations. Elle a été invitée au Festival La 1ère, qui se tient à Marseille du 30 mai au 2 juin. Outre-mer la 1ère l'a rencontrée derrière les fourneaux des Grandes Tables de la friche La Belle de Mai.

Amalia Irsapoullé sort la calculatrice de son téléphone portable pour compter le nombre de tartelettes qu'elle arrivera à sortir avec le peu de pâte sablée qui lui reste. "296", annonce-t-elle au cuisinier qui l'aide à la préparation, un rouleau à pâtisserie à la main. La cheffe réunionnaise reprend son emporte-pièce rond, qu'elle enfonce délicatement dans la pâte étalée. Il lui reste encore quelques heures avant de servir son dessert.

Malgré sa sérénité apparente, la cuistot avoue : c'est la première fois qu'elle cuisine dans ce genre de configuration et pour autant de convives. Le défi est donc énorme. D'ordinaire, la femme de 33 ans travaille toute seule et n'a jamais concocté de plats pour plus de 100 personnes. Mais à Marseille, où elle a été invitée pour représenter la gastronomie réunionnaise à l'occasion du Festival La 1ère du pôle Outre-mer de France Télévisions, ce sont des centaines de convives qui sont attendues à la friche La Belle de Mai dans la soirée. Il ne faut pas traîner.

Dans les cuisines du restaurant Les Grandes Tables, ils sont plusieurs chefs à avoir fait le déplacement pour venir présenter et partager leurs recettes. La pâtissière Zamzam Zoubert est arrivée de Mayotte. Jimmy Bibrac et Jean-Charles Bredas ont fait le déplacement depuis la Guadeloupe et la Martinique. Comme Amalia Irsapoullé, Aminati Halidane Said est originaire de La Réunion. Seul le chef Alphonse Koce manque à l'appel, bloqué par les émeutes en Nouvelle-Calédonie. Tous partagent leurs casseroles et leurs couteaux avec des cuisiniers marseillais. La cheffe Irsapoullé, peu habituée à collaborer avec autant de monde, ne se laisse pas déborder par les évènements. "Je vois les bons côtés que ça a de travailler en équipe", reconnait-elle.

Amalia Irsapoullé prépare son dessert lors de la Table des chef.fe.s au Festival La 1ère, à Marseille.

"L’alimentation réunionnaise est végétale à la base"

Issue d'une famille modeste de la côte ouest réunionnaise, Amalia Irsapoullé ne se destinait pas à une carrière dans le milieu gastronomique. Après des études de langues (espagnol et mandarin) et de commerce, elle passe deux ans en Chine et huit ans à Paris, où elle travaille dans l'univers du luxe puis des achats. Mais la pression est trop forte. Elle fait un burn-out et se rend compte que ce milieu très compétitif ne lui convient pas. "Je voulais être plus en ligne avec mes valeurs", raconte-t-elle.

Elle se rend dans les Cévennes pour suivre une formation en cuisine végétale et rencontre une cheffe qui travaille avec le fameux pâtissier Pierre Hermé, qui désire proposer une nouvelle gamme de macarons végans. La Réunionnaise décide ensuite de retourner sur son île, à Saint-Leu, et lance sa propre entreprise. Depuis, elle propose ses services en tant que cheffe privée, spécialisée dans le végétal et le sans gluten.

Pour elle, il s'agit de revenir à une cuisine locale traditionnelle où la viande occupe moins de place qu'aujourd'hui. "L’alimentation réunionnaise est végétale à la base, assure-t-elle depuis les cuisines marseillaises. Elle est devenue de plus en plus carnée parce qu’il y a eu l’émergence d’une classe moyenne qui a accédé à certains produits, qui a gagné en pouvoir d’achat, et qui, justement, manquait de certaines choses dans leur enfance. Maintenant, on consomme beaucoup."

Sa cuisine, qu'elle qualifie de décoloniale, se veut respectueuse des animaux, mais aussi des populations. Par exemple, elle s'interdit d'utiliser tous produits liés à l'exploitation des populations, notamment les plus pauvres. C'est le cas, par exemple, de la noix de cajou, produite principalement en Afrique et en Asie. L'exploitation de ce fruit à coque détériore la santé des travailleurs qui la récoltent : "Leurs mains, leurs doigts sont abîmés à cause de l’acide qui est libéré pour décortiquer la noix de cajou", justifie la Réunionnaise.

Aux origines de la cuisine créole

C'est donc une cuisine engagée, décoloniale et sociale qu'Amalia Irsapoullé propose, basée autour des fruits et légumes, des graines et des plantes. Mais elle sait sa tâche ardue, la viande tenant une place prépondérante dans la gastronomie ultramarine. Et notamment à La Réunion, où le rougail saucisse est roi.

À La Réunion, il y a un élan sur la valorisation des produits locaux, autour des racines. Tout ce qui est manioc, patate douce, carotte… Mais c’est un vrai challenge, parce que, malheureusement, dans le regard de la population, ce sont des produits qui sont assimilés à une "alimentation de pauvre", puisque avant les gens ne mangeaient pas à leur faim. Il faut se déconstruire là-dessus.

Amalia Irsapoullé, cheffe cuisinière végane

Sa présence au Festival La 1ère est l'occasion d'échanger avec les autres cuisiniers d'Outre-mer sur sa philosophie culinaire. "On est tous avec une cuisine différente, mais on partage la même vision de l’héritage, de valoriser les produits", dit-elle.

Son discours résonne bien aux oreilles du chef martiniquais Jean-Charles Bredas. "Pour moi, non seulement c'est l'avenir, mais c'est aussi le fondement même de la cuisine créole, estime-t-il depuis les cuisines des Grandes Tables. Il faut savoir que la naissance de la cuisine créole, c'est dans les mornes, dans les campagnes. Tout ce qui était viande, tout ce qui était poisson, était réservé à une certaine élite."

Le chef martiniquais Jean-Charles Bredas, au restaurant Les Grandes Tables, à Marseille.

La cheffe de Saint-Leu fait attention de toujours travailler des produits locaux et de saison. "C’était assez challengeant [à Marseille] parce que je n’ai pas travaillé autour des tubercules, parce qu’il n’y en avait pas ici." Elle se penche donc davantage sur les épices. La veille, lors d'un atelier avec des enfants, elle leur a fait goûter une mayonnaise "véganaise", à base de caloupilé, la feuille de curry. "Ils ont adoré", se réjouit-elle.

"C’est émouvant de se dire qu’on s’intéresse à la cuisine végétale de La Réunion et de montrer que, dans ces îles où les gens ont tout de suite dans leur imaginaire que c’est très carné, il y a autre chose." La cuistot s'active en cuisine. Il ne lui reste plus que quelques heures pour terminer ses centaines de tartelettes au citron combava, accompagnées d'une délicieuse chantilly à l'huile infusée au caloupilé.