En Guyane, en Martinique ou à La Réunion, un maître d'œuvre à la recherche de carrelage, de tuiles ou de volets paracycloniques pour construire une habitation doit, le plus souvent, faire appel à des matériaux importés d'Europe. Seulement, pour ces territoires éloignés du continent, il serait bien plus simple et économique de se fournir dans des pays situés dans leur environnement régional, comme le Brésil, l'Inde ou encore les États-Unis. Sauf qu'en France, le secteur du BTP doit respecter des normes européennes strictes. Et tout matériau utilisé sur un chantier doit être flanqué du petit marquage CE ("conformité européenne"), gage de qualité et de sécurité.
Sans critiquer le bien-fondé de ces normes, force est néanmoins de constater que certaines d'entre elles s'avèrent parfois être une épine dans le pied des acteurs du bâtiment et des travaux publics dans les départements et régions d'Outre-mer françaises. "Les normes de construction avec lesquelles nous devons réaliser les bâtiments et tous les ouvrages en Martinique, et généralement dans l'ensemble de l'Outre-mer, se sont révélées parfois incomplètes ou inadaptées", assure Jean-Yves Bonnaire, secrétaire général de la Fédération régionale du BTP en Martinique.
Très souvent, les règles européennes de performance énergétique, acoustique, thermique, environnementale et autres paramètres sont généralement pensées pour le marché continental. "Par exemple, reprend M. Bonnaire, une peinture, pour qu'elle soit homologuée et donc susceptible d'être utilisée chez nous, il faut qu'elle ait été testée à -3 °C..." Or, en Martinique, la température la plus basse jamais enregistrée était de... +12,1 °C.
Une résolution du Parlement européen
En tant que région ultrapériphérique (RUP), les cinq départements et régions d'Outre-mer (Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion, Mayotte) ainsi que la collectivité de Saint-Martin doivent appliquer les règles communautaires. "Dans les régions ultrapériphériques, les normes européennes ne sont pas toujours adaptées. Elles sont parfois une contrainte inutile, estime lui aussi Hervé Mariton, le président de la FEDOM (Fédération des entreprises d'Outre-mer). Par ailleurs, elles restreignent le marché parce que des fabricants locaux peuvent se trouver en difficulté pour l'application de ces normes. Elles peuvent être un barrage à l'importation de produits qui peuvent venir d'un proche environnement, et qui, alors, arriveraient moins chers et avec une moindre empreinte carbone."
Conscients de cette incohérence administrative dans des territoires en proie à une crise du logement, les pouvoirs publics ont entrepris il y a plusieurs années déjà d'adapter le plus possible les normes qui s'appliquent dans le secteur du BTP ultramarin. Au début du mois de mars, le gouvernement a d'ailleurs publié un décret portant sur la réécriture des règles de construction en Outre-mer. Ce texte, très technique, redéfinit les caractéristiques acoustiques et thermiques, la performance énergétique et l'aération des nouvelles constructions dans ces territoires au climat tropical.
Mais le gros chantier lancé par l'État, les acteurs du BTP et des élus ultramarins a surtout été d'obtenir la révision de l'obligation de marquage CE dans les Outre-mer. Et c'est au niveau des institutions européennes qu'il a fallu agir. Dans une résolution législative (un texte déposé par le Parlement européen) déposée en 2022, des eurodéputés ont proposé une révision du règlement sur les produits de construction. Dans le texte, un paragraphe reconnaît qu'imposer le marquage CE dans les RUP engendre des "coûts disproportionnés" pour les acteurs du bâtiment. Il propose donc que "les États membres devraient avoir la possibilité d’exempter de ces exigences les produits de construction mis sur le marché dans les régions ultrapériphériques de l’Union européenne". La résolution a été largement adoptée par les eurodéputés (505 pour, 40 contre, 78 abstentions) mercredi 10 avril. Pour être adoptée, il faut maintenant que le Conseil de l'Union européenne, institution qui représente les gouvernements des 27 États membres, donne son accord, ce qui devrait avoir lieu dans les mois à venir.
"Un processus qui démarre"
"Victoire !", ont scandé les professionnels du BTP et les élus ultramarins. "La porte commence à s'entrouvrir", a salué Emmanuel Bazin de Jessey, le président de la Fédération régionale du BTP Guyane. "C'est un pas extrêmement important", a réagi le président de la collectivité territoriale de Martinique Serge Letchimy. "Il s’agit d’une avancée significative pour nos territoires et l’aboutissement d’un long combat", ont applaudi une vingtaine de députés Nupes et LIOT d'Outre-mer dans un communiqué commun.
La ministre déléguée chargée des Outre-mer, Marie Guévenoux, a de même salué "une évolution pragmatique et de bon sens des normes européennes, qui prennent en compte les spécificités ultramarines". Cette avancée est une victoire politique pour le gouvernement, qui avait inscrit la fin du marquage CE pour les produits de construction dans ses mesures du Comité interministériel des Outre-mer (CIOM) présentées en juillet 2023.
Mais, passé les réjouissances, une question se pose désormais : et maintenant ? Quelles normes vont s'appliquer pour les nouveaux ouvrages construits dans les DROM et à Saint-Martin ? Y aura-t-il un nouveau cadre normatif pour les matériaux de construction Outre-mer ? Le CIOM prévoyait la substitution du marquage CE par un nouveau marquage RUP... Une nouvelle gamme de normes va-t-elle donc être créée ? Les bâtiments risquent-ils d'être de moindre qualité ?
Les réponses à toutes ces questions sont encore floues. Le vote au Parlement européen a simplement ouvert une transformation qui s'annonce longue et complexe. "On est dans un processus qui démarre, rappelle Françoise de Palmas, secrétaire générale de la FEDOM. Les modalités d'application et de mise en œuvre de l'exonération de marquage CE ne sont pas définies, le périmètre n'est pas clos. Le travail de réflexion et d'appropriation par les territoires commence."
Des produits non conformes aux normes européennes
Très concrètement, l'exonération de marquage CE pour les matériaux de construction en Outre-mer aura deux conséquences pour le secteur du BTP : d'abord, les entreprises locales pourront développer des produits adaptés à leur territoire qui, avec les normes européennes, auraient eu plus de mal à être homologuées (comme ce fut le cas des briques en terre cuite de Mayotte, par exemple) ; ensuite, si aucune production locale n'existe, les constructeurs pourront avoir recours à des produits importés de pays voisins, une démarche d'efficacité économique et environnementale. Les échanges avec le Canada, les États-Unis, le Brésil, Trinidad-et-Tobago, l'Afrique du Sud, Maurice, entre autres, seront ainsi facilités.
Mais pas question d'importer n'importe quel type de matériau depuis l'étranger. L'assouplissement de la régulation européenne ne doit pas signifier que les ouvrages et bâtiments construits en Outre-mer seront moins qualitatifs. D'autant que les DROM sont des territoires très exposés aux aléas climatiques. "Quand on est dans un bâtiment construit à Saint-Martin ou à Saint-Denis de La Réunion, on a envie qu'il tienne debout", dit avec évidence Hervé Mariton, patron de la FEDOM.
Le gouvernement, par la voix du ministère de la Transition écologique, indique qu'"il sera nécessaire de pallier à toute évolution négative de la qualité de la construction et à ce titre, les conséquences techniques, économiques et sécuritaires des évolutions envisageables seront analysées".
Un nouveau marquage RUP ?
Alors, à quoi ressemblera le nouveau cadre normatif ? Déjà, l'idée avancée par le ministère des Outre-mer – remplacer le marquage CE par un marquage RUP, applicable aux neuf régions ultrapériphériques (Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin, Guyane, La Réunion, Mayotte pour la France ; Açores et Madère pour le Portugal ; îles Canaries pour l'Espagne) – ne convainc pas les professionnels du BTP. "Le marquage RUP, il va être vu comme une contrainte par les producteurs étrangers, puisqu'ils devront à ce moment-là s'y conformer, imagine Jean-Yves Bonnaire, de la FRBTP Martinique. Nos marchés étant tout petits, c'est peu probable qu'ils cherchent à modifier ou à rentrer dans des démarches administratives qui les obligeraient à s'adapter à ce dispositif." Contacté, le ministère des Outre-mer n'a pas indiqué si cette option était toujours envisagée.
Les entreprises du bâtiment et des travaux publics militent plutôt pour mettre en place une commission locale ou régionale qui établirait un référentiel d'équivalence de normes entre les réglementations des pays voisins et les normes européennes.
Les professionnels, nous militons pour que l'exemption [de marquage CE] soit donnée par une commission locale. Il faut qu'on ait la possibilité d'établir une équivalence de norme, c'est-à-dire qu'on établisse des tableaux d'équivalence pour dire que, par exemple, notre norme, notre référentiel technique sur les menuiseries extérieures (le DTU 36.5 en France), son équivalent aux États-Unis c'est telle norme ASTM... Ça, il faut le trouver, il faut déterminer ces équivalences.
Jean-Yves Bonnaire, secrétaire général de la FRBTP Martinique
Dans le Pacifique, la Nouvelle-Calédonie, qui n'est pas une RUP, mais un pays et territoire d'Outre-mer (PTOM, non soumis aux règles européennes), a déjà entrepris un exercice similaire. En 2014, le gouvernement local a signé une convention pour harmoniser ses normes dans le secteur de la construction avec celles de l'Australie voisine.
Les assurances vont-elles suivre ?
"Marquage CE ou pas, marquage RUP ou pas, il faut qu'il y ait une validation au niveau local qui garantisse qu'un produit offrira les mêmes garanties de sécurité, de qualité et de performance", demande Françoise de Palmas, la secrétaire générale de la FEDOM.
Les garanties de sécurité seront de toute manière primordiales pour assurer l'avenir du BTP en Outre-mer. Sans elles, un acteur clé pourrait bloquer tout le processus : les assurances. France Assureurs, la fédération des assurances françaises, a indiqué à Outre-mer la 1ère avoir identifié le sujet et commencé à travailler dessus. Mais leur réponse dépendra du nouveau système qui sera mis en place dans les prochains mois, voire les prochaines années.
"La déclinaison opérationnelle du règlement européen (...) nécessite encore d'être instruite et concertée, précise le ministère de la Transition écologique. L'analyse tiendra compte des exigences prioritaires en matière de qualité et de sécurité des bâtiments pour en proposer un traitement adapté. L’impact économique des différentes modalités de mise en œuvre de l'exemption [de marquage CE] sera également étudié, notamment celui relatif à la gouvernance spécifique à mettre en place." Maintenant, et en supposant que le Conseil de l'Union européenne valide le texte, tout reste à faire. Mais "in fine, c'est l'assureur qui aura le dernier mot", rappelle, lucide, Jean-Yves Bonnaire.