Sous les imposantes voûtes du Grand Palais, où ont été installées les immenses tribunes montées sur des échafaudages pour accueillir le public des épreuves d'escrime et de taekwondo, Enzo Lefort pensait écrire le prochain volet de sa série de mangas dans lequel il raconte sa vie, ses exploits. Il voulait y montrer la médaille qu'il allait remporter lors de ces Jeux de Paris 2024. Mais les pages risquent plutôt d'être un récit douloureux de sa chute en quarts de finale.
Après une journée d'une rare intensité, on pensait l'escrime française enfin relancée. Au premier jour des épreuves individuelles, samedi, la championne du monde d'épée, Marie-Florence Candassamy tirait sa révérence beaucoup trop tôt dans la compétition. Tout comme Ysaora Thibus le lendemain, pour le fleuret. Ou encore le champion olympique français Romain Cannone, éliminé dès les huitièmes de finale en épée. Seule consolation : les deux médailles d'argent d'Auriane Mallo-Breton (épée dames) et du Guadeloupéen Yannick Borel (épée hommes).
Lundi 29 juillet, les fleurettistes bleu-blanc-rouge voulaient rompre le mauvais sort et apporter de nouvelles médailles à la délégation française. Parmi eux, Enzo Lefort, multiple champion du monde, se sentait prêt à décrocher sa toute première médaille olympique en individuel à Paris, sa ville d'adoption. Et les planètes étaient alignées pour que le miracle se produise.
"Enzooooo !"
Pour s’échauffer, il s’est tranquillement frotté au Taïwanais Yi-Tung Chen, éliminé 12-15. Une bonne mise en jambe pour le Guadeloupéen, qui n’avait pas réussi à briller aux derniers championnats du monde d'escrime, où il avait perdu son titre. Mais il sait qu'il va falloir redoubler d'intensité s'il veut faire tomber ses adversaires les uns après les autres.
En huitièmes de finale, face à un public déchaîné par les performances des escrimeurs français, la machine Lefort est lancée. Victorieux 15-10 contre l'Américain Gerek Meinhardt, qui ne s’est pas laissé marcher sur les pieds, Enzo Lefort a même tenté une parade digne des plus grands films dramatiques en lui plantant son arme dans le corps. Mais c'est surtout sa dextérité et sa précision que l'escrimeur aime montrer. Lui, le photographe, l'artiste, danse avec le fleuret, place ses touches tactiquement, jusqu’à la chute de l'adversaire.
Enzo Lefort, que le public encourage inlassablement en hurlant des "Enzooooo !" et des "Allez les Bleus !" dès qu’il marque un point, voit les quarts de finale se profiler. Et quels quarts ! Après deux adversaires facilement abattables, un immense obstacle vient se dresser face au trentenaire. Le grand Cheung Ka Long, champion olympique en titre, est là, imposant, soutenu par un petit groupe de supporters venus tout droit de Hong Kong. Le Français connaît bien son rival. "On a un historique. À chaque fois nos matchs sont très serrés. Malheureusement, souvent, la pièce tombe dans son camp", se remémore, dépité, le fleurettiste né à Cayenne.
Le choc des quarts
Pour rajouter à la pression, Enzo Lefort se retrouve face à ce redoutable combattant en quarts de finale, là où il avait échoué trois ans plus tôt, aux Jeux de Tokyo. Au Grand Palais, lorsque le combat final est lancé, les deux hommes se testent, timides. Le Français ouvre le score, mais son concurrent n'est jamais vraiment loin. L'écart entre les deux est minime. Le jeu est peu intense. Le temps coule lentement.
Sur la piste d'à côté, le coéquipier d'Enzo, Maxime Pauty, mène une rude bataille contre le champion du monde en titre italien Tommaso Marini. Dominé en première partie de la rencontre, il rattrape son retard à une vitesse incroyable. Le public n'a d'yeux que pour lui, sur la piste bleue, tandis qu'Enzo Lefort continue tranquillement son face-à-face, en piste jaune. 14-14. Pauty est proche de l'exploit. Le dernier point sera celui du vainqueur. Les spectateurs, en transe, font trembler les tribunes. Mais le Français perd.
L'attention du public se redirige donc vers le dernier Français toujours en lice : Enzo, le dernier espoir de médaille pour le fleuret masculin. Légèrement devancé, les acclamations et la Marseillaise entonnée par ses nouveaux fans l'aide à regrimper. Il se rapproche des 15 points qui lui accorderont une belle place en demi-finale. Mais le Hongkongais change de tactique et grappille. 12-14. 13-14. 14-14. Il remonte dangereusement. Le suspense est insoutenable. Tout peut basculer. Et tout bascule. "Oooooh", soufflent de déception les spectateurs. Cheung Ka Long a marqué le dernier point. Le Guadeloupéen dit adieu à son rêve de médaille individuelle. Encore une fois.
Le sport de haut-niveau, ce sont des détails. Là, en l'occurrence, c'est une touche. J'ai réussi à imposer mon schéma tactique. Il a réussi à y répondre. J'ai réussi à changer mon schéma tactique pour reprendre l'avantage. Il a réussi à revenir encore... C'était une belle partie d'échecs. Malheureusement, aujourd'hui, c'est lui qui en sort vainqueur. Bravo à lui.
Enzo Lefort, fleurettiste français
"Sans regrets" après ce beau combat, Enzo Lefort va retrouver ses proches pour déconnecter de ces Jeux avant de se préparer aux épreuves par équipes, qui se dérouleront dimanche. L'enjeu sera là aussi de taille : l'équipe de France devra tout faire pour conserver le titre olympique qu'elle a remporté aux Jeux de Tokyo. "On va se remobiliser, on va revenir gonflé à bloc", promet le Guadeloupéen. Il n'a pas le choix : il faudra bien pouvoir se targuer d'une belle victoire dans le prochain tome de son manga.