Durant les années 2000, Rémi Carayol a vécu pendant six ans à Mayotte, comme journaliste. Il a participé à l’aventure du journal Kashkazi, diffusé alors à Mayotte, et dans les îles des Comores. Il a ensuite travaillé sur l’Afrique de l’Ouest, et a fondé la revue en ligne Afrique XXI en 2021.C’est l’opération Wuambushu qui l’a convaincu d’écrire sur Mayotte, pour mieux rendre compte de la réalité complexe de cette île française de l’océan Indien.
Outre-mer la 1ère : Vous associez, dans votre titre, deux termes qui semblent, à première vue, contradictoire. Comment Mayotte peut-elle être à la fois département et colonie ?
Rémi Carayol : Cela peut paraitre complètement contradictoire, mais en réalité lorsque l’on regarde ce qui se passe aujourd’hui à Mayotte, on est encore dans un système colonial. Un exemple concret : si l’on regarde comment est constituée l’administration, quasiment tous les chefs sont des métropolitains, les postes de cadres sont en général également occupés par des métropolitains. Par contre, les postes dits de catégorie C, donc des exécutants, sont occupés par des Mahorais.
Il y a encore beaucoup de réflexes, qui peuvent concerner le secteur privé dans l’économie, mais aussi les comportements en société, où l’on voit que l’on a des groupes, des communautés qui se regardent un peu en chien de faïence, qui ne se connaissent pas vraiment, qui n’ont pas forcément envie de vivre ensemble, qui se méprisent aussi parfois. Et là, on retrouve beaucoup de ce qui a pu être écrit à l’époque de la colonisation, notamment dans les années 50. Des travaux qui ont démontré que la société coloniale était constituée de colonisés et de colonisateurs, et ce que j’essaye de montrer dans le livre, c’est qu’on est dans cette situation aujourd’hui à Mayotte.
Vous parlez de Mayotte comme d’un cas unique de colonisation consentie. Comment l’expliquer ?
Une colonisation consentie, dans le sens où en 1974, lors de la consultation des Comoriens, les Mahorais ont décidé de rester français alors que les habitants des autres îles ont décidé, en grande majorité, de ne pas rester français. Mais ce processus a une histoire.
L’élite politique, dans les années 1950 et 1960, a fabriqué ce consentement, cette volonté de rester français parce qu’elle voulait se détacher des autres îles de l’archipel des Comores. Et pour cela, il a fallu façonner les consciences, et notamment assumer le fait que face à deux colonisations, il fallait préférer la colonisation française à la colonisation comorienne. Alors moi, je considère que parler de colonisation comorienne ne correspond pas à la réalité. Il n’empêche que c’était le discours qui était tenu par les dirigeants politiques à l’époque, et qui l’assumaient. Younoussa Bamana, qui était une grande figure du mouvement départementaliste mahorais, me le disait. Mais cela a une histoire. Cela a été une construction politique.
Justement, vous révisez certains "mythes" que nombre d’élus mahorais véhiculent encore aujourd’hui. Par exemple celui de la France qui aurait apporté la paix contre les "sultans querelleurs" comoriens… Selon vous, ce n’est pas si simple.
La réalité des sultans batailleurs a effectivement existé, mais durant une courte période. À la fin du XVIIIe siècle, au début du XIXe, effectivement, il y avait d’incessantes batailles de pouvoir entre les différents sultans des différentes îles de l’archipel. Le problème, c’est que cette période relativement courte a été essentialisée. À l’époque de la colonisation, des historiens, des chercheurs ou des gens se prétendant comme étant des chercheurs ont expliqué qu’il en avait été toujours ainsi. De tout temps, les sultans comoriens sont batailleurs et ils sont incapables de s’entendre. Et cela a été instrumentalisé par la suite par les élus mahorais pour dire : Vous voyez bien, on est incapables de s’entendre depuis la nuit des temps.
Un autre mythe est de dire : On s’est donné à la France. En réalité, c’est beaucoup plus compliqué que cela. Le sultan Andriantsoly, qui n’était même pas légitime à l’époque, a vendu son pouvoir et sa souveraineté à la France. Mais ce ne sont pas les habitants de Mayotte qui ont décidé d’un seul homme de se donner à la France. C’est encore ce que dit l’ancien député Mansour Kamardine dans un livre récent. Mais c’est beaucoup plus compliqué que ça.
Un autre mythe, avéré chronologiquement, c’est que Mayotte est devenue Française avant Nice et la Savoie…
Mayotte devient une possession française en 1841. Effectivement, avant des territoires qui sont aujourd’hui considérés comme relevant de la France métropolitaine, Nice et la Savoie. Chronologiquement, c’est une réalité. Mais ceux qui avancent ce slogan oublient quand même de dire quelque chose d’essentiel : l’avis des habitants de ces territoires avait été demandé. Les hommes avaient été consultés. Et cela avait ensuite donné lieu à un accord entre les dirigeants de Nice et de la Savoie avec les dirigeants français. Mais surtout, ils sont devenus, à partir de ce moment-là, des citoyens comme tous les autres. Ce n’est pas du tout le cas des Mahorais, et plus globalement des territoires colonisés. Les Mahorais, les Comoriens sont restés des sujets jusqu’officiellement en 1946.
Et encore, même là lorsqu’en 1946 ils sont devenus des citoyens français, c’est-à-dire des gens qui avaient le droit de vote par exemple, c’était encore des citoyens de seconde zone parce qu’ils n’avaient pas les mêmes droits que les autres citoyens français. C’est une instrumentalisation pour dire que Mayotte est française depuis tellement longtemps qu’on ne peut pas remettre en cause cette réalité. Oui, c’est vrai, mais il faudrait rappeler que c’était une colonie et les Mahorais, comme les autres Comoriens, étaient des sujets.
Vous détaillez le rôle de l’extrême droite, dans les années 1970, pour que Mayotte reste française. Quel rôle précisément a-t-elle joué ?
L’Action française, des royalistes maurassiens, a pesé très fort dans cette histoire. Lorsqu’une partie de l’élite mahoraise décide de réclamer la départementalisation de Mayotte, le combat est loin d’être gagné. Dans les années 1970, il y a un combat politique qui est mené à Paris entre ceux qui veulent que l’ensemble des 4 îles de l’archipel devienne indépendant dans un seul cadre, et ceux qui estiment que parce qu’à Mayotte il y a un mouvement qui veut rester français, il faut les soutenir. Et c’est là où l’Action française entre en jeu. Elle va mener tout un travail de lobbying, elle va organiser des conférences de presse, elle va envoyer des lettres aux parlementaires, elle va dans le cadre de son journal publier des articles chaque semaine pour réitérer ce qu’on appelle aujourd’hui des fake news.
On y explique par exemple que les Mahorais ne sont pas comme les Comoriens parce qu’ils sont catholiques. On explique qu’ils ne parlent pas la même langue, qu’ils sont beaucoup plus malgaches. Il y a une part de réalité, mais c’est complètement exagéré. Surtout, on explique que si on abandonne les Mahorais à leur triste sort, ils seront victimes d’un génocide. Il y a tout un travail de propagande qui est mené par l’Action française, mais pas seulement. Il y a aussi des figures du gaullisme qui jouent un rôle important comme Messmer ou Debré.
L’idée, pour eux, est de conserver les derniers confettis de l’Empire ?
Tout à fait, ils expliquent que ce qu’on n’a pas su faire avec l’Algérie, il faut le faire avec Mayotte. D’ailleurs, ils disent que si on les abandonne ce seront les nouveaux harkis de la France. Et puis, ils expliquent aussi que si Mayotte tombe, les autres territoires ultramarins vont tomber. Et c’est une idée que l’on entend encore aujourd’hui.
Outre-mer la 1ère : 50 ans plus tard, on constate que c’est l’extrême droite qui tire les bénéfices électoraux de cette situation…
Rémi Carayol : Dans le livre, j’écris que le compagnonnage stratégique des années 1970 entre responsables politiques mahorais et l’extrême droite s’est petit à petit transformé en compagnonnage idéologique. C’est-à-dire qu’au fil du temps, les idées xénophobes portées par l’extrême droite se sont petit à petit imposées. Dans les années 70-80, on avait déjà des discours xénophobes. Mais au fil des ans, cela s’est retrouvé dans les urnes. Et l’envolée de l’extrême droite dans les urnes est spectaculaire depuis une dizaine d’années. En 2012, lors de l’élection présidentielle, le FN à l’époque ne rassemble pas 5% des voix. En 2022, Marine Le Pen a rassemblé près de 40 % des voix dès le premier tour.
Pourquoi ?
Quand pendant quarante ans, on délivre des discours xénophobes qui pointent du doigt l’étranger, en l’occurrence le Comorien, forcément au bout d’un moment, même si je trouve que la société mahoraise a longtemps résisté à cela, cela finit par se retrouver dans les votes. Mais la question de l’insécurité qui a explosé depuis une dizaine d’années, suscite des discours encore plus radicaux et sert les discours de l’extrême droite.
Entre une départementalisation en échec et un rapprochement refusé avec les Comores, vous évoquez une troisième voie possible. Quelle forme pourrait-elle prendre ?
Je pars du principe que la voie de la départementalisation, et surtout cette tentative d’éloigner Mayotte des autres îles est un échec et aboutit à la situation actuelle, qui est une situation avec un malaise, un mal vivre très prégnant à Mayotte. La première chose à faire, c’est de rétablir le dialogue entre les îles. D’arrêter d’essayer de construire un mur entre Mayotte et les autres îles, d’essayer de travailler sur l’histoire commune, d’essayer de voir là où cela n’a pas marché, d’essayer de trouver un modus vivendi.
Cela passe par un processus sur le long terme d’abord de dialogue, ensuite d’imagination d’une forme institutionnelle à inventer pour vivre ensemble. D’une manière ou d’une autre. Après, la forme à inventer par rapport à ses relations avec la France et les autres îles des Comores, c’est quelque chose qui reste ouvert évidemment. Tout est à inventer, en réalité. Je ne prétends pas avoir la solution, ce que je constate juste c’est qu’on va droit dans le mur. La première chose à faire, c’est de changer d’état d’esprit. Et d’estimer que, peut-être, la voie empruntée depuis 50 ans, aujourd’hui est un échec.
Depuis le 21 septembre un mahorais a intégré le gouvernement. Comment interprétez-vous la nomination de Thani Mohamed Soilihi comme secrétaire d’Etat à la Francophonie ?
Cela a été perçu à Mayotte comme une victoire symbolique puisque c’était une première. Et tout ce qui permet d’ancrer un peu plus, y compris symboliquement, Mayotte dans le territoire français, est considéré comme une victoire parce qu’il y a toujours la crainte d’être rattaché aux autres îles comoriennes. À mon sens, cela reste de l’ordre du symbolique. Je ne suis pas sûr que cela ait beaucoup d’implications politiques, mais l’avenir le dira.