Rarement une personnalité politique n'aura été accueillie avec autant de ferveur et d'adoration. Débarquée à Mayotte en ce mois d'avril 2024, Marine Le Pen, vêtue d'un salouva, la tenue traditionnelle portée par les Mahoraises, se laisse embrasser par les nombreuses femmes venues l'acclamer à l'aéroport. L'élue d'extrême droite, qui convoite la plus haute fonction de l'État, se sait en terrain conquis. Dans le département le plus pauvre de France, où près de la moitié de la population est d'origine étrangère, son discours anti-immigration résonne parfaitement bien aux oreilles des habitants.
Mayotte n'est pas le seul territoire d'Outre-mer où Marine Le Pen s'est rendue ces dernières années pour convaincre les Français de voter pour elle et son parti. La Réunion, la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, mais aussi la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie et même Saint-Pierre et Miquelon... La figure du Rassemblement national (RN) a déjà écumé presque l'ensemble des territoires ultramarins. Une banalité pour n'importe quel homme ou femme politique en quête du pouvoir. Mais un exploit pour celle qui porte un nom de famille qui n'a longtemps pas eu droit de cité en Outre-mer : Le Pen.
Depuis le début de sa carrière politique, Marine Le Pen est poursuivie par son patronyme. Ou du moins, par l'image qui est restée collée à ce nom : celle de son père, Jean-Marie. Le fondateur du parti d'extrême droite, créé en 1972 (il s'appelait alors le Front national), a toujours tenu un discours raciste, antisémite et négationniste, rendant son mouvement peu fréquentable.
Le rempart ultramarin
Dans les Outre-mer, où la mémoire du passé colonial et esclavagiste de l'empire français reste vive, Jean-Marie Le Pen n'a jamais réussi à s'attirer les faveurs des citoyens. Pire : lorsqu'il tentait de se rendre dans certains territoires, le président du FN était attendu de pied ferme par les militants antiracistes et anticolonialistes. Le 6 décembre 1987, par exemple, à quelques mois de l'élection présidentielle de 1988, des milliers de manifestants investissent le tarmac de l'aéroport du Lamentin, en Martinique, pour empêcher l'avion du père Le Pen de se poser. Il n'a d'autre choix que de faire demi-tour. Dix ans plus tard, il réitère. Cette fois-ci, l'avion parvient à atterrir. Mais le leader d'extrême droite est violemment pris à partie au sein même de l'aéroport.
Électoralement, Jean-Marie Le Pen n'arrive jamais à percer dans ces territoires éloignés de l'Hexagone. Sauf en Nouvelle-Calédonie. Dans les années 1980, alors que le Caillou vit une période trouble et que les opinions se radicalisent autour de la question de l'indépendance, la position pro-Calédonie française du Front national séduit les non-indépendantistes. L'extrême droite décroche alors huit sièges au Congrès local, avec 22 % des voix. Mais le poids du FN diminue ensuite avec l'apaisement et les accords de paix de la fin du XXᵉ siècle.
En 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen se hisse, à la stupéfaction de tous, au second tour de l'élection présidentielle, les Outre-mer se lèvent pour faire barrage à l'extrême droite. Alors que Jacques Chirac recueille 82 % des voix à l'échelle nationale, plus de 90 % des habitants et habitantes soutiennent le président sortant en Guadeloupe (91 %), en Martinique (96 %), à La Réunion (92 %), à Saint-Pierre et Miquelon (90 %) et à Wallis et Futuna (92 %). Dans les autres territoires, le rejet du candidat Le Pen est également supérieur à la moyenne nationale. Il n'y a que la Nouvelle-Calédonie qui se situe légèrement en-dessous (mais avec tout de même 80,4 % de voix pour Chirac).
Le séisme de 2019
Pourtant, le vent a depuis tourné dans plusieurs territoires ultramarins. Handicapée par la mauvaise réputation de son père, Marine Le Pen, qui prend le relais à la tête du FN en 2011, entame un vaste chantier de dédiabolisation de son parti. Si elle veut être élue à l'Élysée, elle doit se détacher de l'image raciste qui colle au mouvement frontiste. Changement de nom, purge interne... Le désormais Rassemblement national (RN) change complètement de visage. Ce qui lui ouvre la porte des Outre-mer.
"Marine Le Pen fait très régulièrement des visites en Outre-mer avec une approche de proximité, avec une pédagogie expliquant le changement d'orientation du RN", explique Christiane Rafidinarivo, politologue, chercheure associée au LCF Université de La Réunion et au CEVIPOF Sciences Po. "Pour le RN, tous les scrutins qui se déroulent en Outre-mer, c'est une stratégie clairement affirmée et assumée de déracialisation du parti."
L'extrême droite, qui s'est détachée de son discours ultra-identitaire et concentre désormais ses campagnes sur l'immigration, l'insécurité et le pouvoir d'achat, séduit donc de plus en plus les citoyens et citoyennes d'Outre-mer, qui se sentent déconsidérés par le pouvoir à Paris. Élection après élection, le parti améliore son score. Aux Européennes 2024, le Rassemblement national l'a doublement emporté : en France et en Outre-mer.
Comment les départements, régions et collectivités ultramarines sont-elles passées dans le camp Le Pen ? "Il y a eu une bascule assez rapide puisqu'en 2012, c'est François Hollande qui arrivait en tête à la présidentielle dès le premier tour et le vote Rassemblement national n'était pas anecdotique, mais relativement contenu", rappelle Damien Deschamps, enseignant-chercheur, maître de conférence de sciences politiques à l'université de La Réunion. Depuis, les partis traditionnels de droite et de gauche ont perdu de leur influence.
En 2017, les Ultramarins, encore frileux pour déposer un bulletin RN dans les urnes, ont massivement soutenu Emmanuel Macron au second tour de l'élection présidentielle, reproduisant le rempart contre l'extrême droite qu'ils avaient érigé en 2002. Mais, en deux ans de mandat, le président et son gouvernement perdent complètement la confiance des Français d'Outre-mer. Lors des Européennes de 2019, un séisme politique secoue les départements, régions et collectivités ultramarines : le parti de Marine Le Pen arrive globalement en tête en Outre-mer. La digue a sauté.
"Ça a été une énorme surprise", se rappelle Christiane Rafidinarivo. Le scrutin est marqué par une forte abstention, et "ceux qui se sont déplacés pour aller voter, c'était un vote d'adhésion, c'était une mobilisation RN", souligne la politologue. En plus de scores flatteurs, le Rassemblement national envoie deux eurodéputés ultramarins au Parlement de Strasbourg : la Guadeloupéenne Maxette Pirbakas et le Polynésien Eric Minardi.
"Tout sauf Macron"
Trois ans plus tard, les Ultramarins signent et persistent. Ils placent Marine Le Pen largement devant Emmanuel Macron lors du second tour de l'élection présidentielle de 2022 : plus de 58 % d'entre eux votent pour la fille de Jean-Marie Le Pen, à rebours des Français de l'Hexagone qui, eux, réélisent le chef de l'État pour un mandat de cinq ans.
"Le rejet du candidat Macron était massif", précise Justin Daniel, professeur de sciences politiques à l'Université des Antilles. Les multiples crises qui ont frappé les territoires d'Outre-mer ces dernières années ont énormément polarisé les opinions publiques ultramarines, alimentant un sentiment de défiance vis-à-vis du pouvoir en général, et d'Emmanuel Macron en particulier. Mouvement des Gilets jaunes, crise du Covid-19, inflation galopante, crise de l'eau, insécurité...
Dans ces territoires en crise permanente, force est d'admettre que la République est loin d'avoir tenu toutes ses promesses. Ce sentiment est amplifié par la mauvaise performance des services publics nationaux et locaux.
Justin Daniel, professeur de sciences politiques à l'Université des Antilles
Le vote Le Pen est donc d'abord un vote sanction anti-Macron, expliquent les politologues. D'ailleurs, ce n'est pas Marine Le Pen qui a convaincu les électeurs et électrices d'Outre-mer au premier tour de la présidentielle de 2022, mais Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise), à l'extrême opposé du RN sur l'échiquier politique. Au second tour, face au choix Emmanuel Macron contre Marine Le Pen, le choix était clair : "Tout sauf Macron".
Mais il serait inexact d'attribuer uniquement le vote RN en Outre-mer à un rejet massif de l'exécutif. Car les spécialistes notent de plus en plus une certaine adhésion locale aux idées d'extrême droite. Pour la première fois de son histoire, le Rassemblement national a réussi à qualifier un de ses candidats au second tour d'une élection législative ultramarine. C'était en 2022, en Guadeloupe. Rody Tolassy, alors illustre inconnu, termine en tête du premier tour, avec 20 % des voix, devant le député sortant Max Mathiasin. Au second tour, l'élu récupère son siège. Mais de peu. Seules 1.000 voix séparent les deux hommes. Dimanche 9 juin, le militant RN a été élu au Parlement européen, aux côtés de Jordan Bardella.
Un maillage local inexistant
"Les thèmes de campagne du Rassemblement national rencontrent incontestablement un écho dans plusieurs territoires, qu'il s'agisse du thème de l'immigration, particulièrement prégnant à Mayotte et en Guyane, et dans une moindre mesure en Guadeloupe, du thème de l'insécurité (...), sans oublier bien sûr celui du pouvoir d'achat", énumère le politologue Justin Daniel.
Les idées de Marine Le Pen et de Jordan Bardella sont désormais récupérées localement. Le duo, qui se verrait bien à l'Élysée et à Matignon en 2027, multiplie les ralliements de personnalités politiques ultramarines. "Ce qu'on voit se produire aujourd'hui, c'est qu'un certain nombre d'élus peuvent se revendiquer d'une proximité, voire d'une adhésion, aux thèses du Rassemblement national", avance Damien Deschamps, de l'Université de La Réunion. C'est notamment le cas à La Réunion, où le maire de La Plaine-des-Palmistes, Johnny Payet, a été nommé secrétaire départemental du RN fin 2022. Plus récemment, c'est l'ancien député réunionnais Les Républicains Jean-Luc Poudroux qui a annoncé son ralliement à Marine Le Pen, après lui avoir apporté son parrainage à la présidentielle de 2022.
À La Réunion, il y a une inquiétude liée aux questions d'immigration sur fond de discours très identitaire de la part d'un certain nombre d'acteurs politiques et culturels, et aujourd'hui très anti-comorien, très anti-mahorais.
Damien Deschamps, Damien Deschamps, enseignant-chercheur, maître de conférence de sciences politiques à l'université de La Réunion
Reste que le maillage local du Rassemblement national reste faible, voire inexistant en Outre-mer : le parti ne compte que très peu d'élus municipaux, départements ou régionaux, et n'a jamais envoyé d'Ultramarin siéger au Palais Bourbon au nom de ces territoires. La donne changera-t-elle aux élections législatives des 29 et 30 juin et 6 et 7 juillet ? Le Rassemblement national devrait investir des candidats dans presque toutes les circonscriptions d'Outre-mer. Marine Le Pen espère bien compter des Ultramarins dans son prochain groupe parlementaire.