“C’est la table sur laquelle a été signé le décret d’abolition en Angleterre.” Au dernier étage du Museum of London Docklands, le musée de l’ancien port de Londres, Jean-François Manicom, conservateur des lieux, présente l’espace consacré à l’esclavage. Une page de l’histoire britannique intimement liée à l’activité du port.
Le musée est situé dans un entrepôt construit au début du 19ᵉ siècle et son style reflète l'essor économique du pays à cette époque. “Cet édifice est la manifestation physique de la supériorité des Anglais en termes de business”, analyse le conservateur guadeloupéen, en charge du musée depuis deux ans. Commerce, banque, assurance, l’Angleterre maîtrisait tous les secteurs d’activité vecteurs de richesse. À l’origine, le bâtiment a été créé pour le commerce du sucre en provenance des îles de la Caraïbe. “Sa raison d’être est d’accueillir le travail de l’esclavage”, résume Jean-François Manicom.
La dette de l’abolition remboursée jusqu’en 2015
Preuve que l’enrichissement du pays est lié à la pratique de l’esclavage : au moment de son abolition, les familles propriétaires d’esclaves ont reçu une forte compensation pour leur “manque à gagner”. La somme globale a été évaluée à 20 millions de livres, soit 40% du budget de l’époque de la couronne britannique.
Les ancêtres d’Humphry Trevelyan, des propriétaires d’environ 1000 esclaves sur les îles de la Grenade, ont largement bénéficié de cette manne. “Le montant des compensations reçues par [ma] famille est équivalent aux revenus de leurs propriétés sur une année. C’est une somme importante !”, constate ce photographe à la retraite, membre de “Heirs of Slavery” (en français “héritiers de l’esclavage”), un groupe de descendants d’esclavagistes qui réfléchissent à la question des réparations.
Pour payer le montant de ces compensations octroyées aux esclavagistes, le Royaume-Uni a dû contracter des prêts. En 2018, le gouvernement britannique a révélé qu’il n’avait fini de les rembourser que trois ans plus tôt ! Les Anglais ont payé la dette des compensations avec leurs impôts jusqu’en 2015.
Ça veut dire, par exemple, que les impôts d'une infirmière originaire de Trinidad ou de la Jamaïque ont servi à rembourser les propriétaires de ses ancêtres pour le dédommagement de leur liberté.
Jean-François Manicom, conservateur en chef du Museum of London Docklands
La double peine pour les Caribéens du Royaume-Uni
À cette injustice se rajoute le poids du racisme subi par les Antillais venus s’installer en Grande-Bretagne dans les années 1950 et qui se sont retrouvés confrontés à des situations financières très difficiles.
Jessie Thompson est originaire de Sainte-Lucie, elle est arrivée à Londres en 1958, à l’âge de trois ans. Elle fait partie de ce que l’on appelle la “génération Windrush”, ces personnes nées dans les Îles Britanniques de la Caraïbe et parties chercher du travail en Angleterre après la Seconde Guerre mondiale. “Nous n'avions pas le droit de contracter un prêt à la banque, se souvient-elle. Nous ne pouvions pas aller à la banque et dire : monsieur le directeur, est-ce que je pourrais s’il vous plaît avoir un prêt ? En raison de la couleur de notre peau.”
Des institutions compromises
Le rôle de l'esclavage dans l'enrichissement de familles anglaises a largement alimenté le débat autour des réparations. Les membres de "Heirs of Slavery" s'intéressent de près à cette question et plusieurs d'entre eux ont déjà fait des donations pour racheter les actions de leurs ancêtres. En 2023, la famille d’Humphry Trevelyan a donné 100 000 livres à des organisations non gouvernementales qui travaillent à la Grenade. Charlie Gladstone, descendant d’un propriétaire d’esclaves au Guyana a donné 60 000 livres au Centre d’études sur l’esclavage de la University College of London. Il a également promis de verser 100 000 livres à l’Université du Guyana.
Des institutions se sont également compromises dans le commerce des esclaves, investissant dans des compagnies de transport transatlantique, ou dans des exploitations agricoles des Caraïbes. C’est le cas de la société d’assurance Lloyds of London et de l’Église anglicane. Après avoir formulé des excuses pour leurs actions passées, elles ont annoncé des financements en directions des pays et des personnes directement affectées par l’esclavage. La Lloyds of London s'est engagée à verser 40 millions de livres “aux régions touchées par le commerce transatlantique des esclaves”, et l’Église anglicane a promis 100 millions de livres à des organisations qui viennent en aide aux communautés d’afro-descendants.
À qui doivent profiter les réparations ?
Ces dons soulèvent la question des personnes qui en sont bénéficiaires. "À qui donner de l’argent?", s’est demandé Humphry Trevelyan lorsqu’il s’est rendu à la Grenade pour présenter des excuses à la population au nom de ses ancêtres. Sur place, ce sont des représentants du mouvement des réparations qui lui ont suggéré des ONG locales. “C’était intéressant, car cela nous évitait d’émettre nous-mêmes des hypothèses sur ce dont ils avaient besoin”, se souvient-il.
Le 15 mars 2024, la Bristol Legacy Foundation organisait une conférence autour de la mémoire de l’esclavage à Bristol, deuxième port esclavagiste d’Angleterre. À la question des réparations financières, Sharmaine Lovegrove, éditrice à Londres, s'étonnait que l’argent soit toujours versé à des fonds à vocation sociale ou éducative : “J’ai un problème avec cette idée que l’argent ne peut pas être investi dans des projets d’entreprise. Personnellement, j’ai des difficultés à obtenir un prêt pour mon travail, et c’est une difficulté que je partage avec beaucoup de personnes noires”, s’insurgeait-elle sous les applaudissements nourris du public.
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