Mémoires britanniques de l'esclavage (1/5). Quand vient l'heure des réparations

La London, Sugar & Slavery gallery du Museum of London Docklands
Au Royaume-Uni, des descendants d'esclavagistes demandent pardon au nom de leurs ancêtres. À travers un vaste programme mémoriel, la ville de Bristol regarde en face son passé colonial.

"Je savais que mon ancêtre avait vécu en Jamaïque mais je n'avais jamais fait le lien avec sa participation à l'esclavage. C'est stupide ". Installée dans la cafeteria de la British Library, au cœur de Londres, Rosemary Mecklendburg, née Harrison, se souvient du chemin parcouru depuis le jour où elle a levé le voile sur l’histoire de son aïeul, procureur général de la Jamaïque à la fin du XVIIIème siècle. Au mois d’août 2018, cette travailleuse sociale à la retraite tombe des nues à la lecture d’un article du Guardian indiquant que des compensations ont été versées aux propriétaires d’esclaves au moment de l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques en 1833.

Rosemary Harrison a présenté des excuses officielles en Jamaïque pour les actes commis par son ancêtre esclavagiste

Quelques lignes plus bas, elle découvre même que les noms de ces 46.000 personnes "dédommagées" ont été recensés par l’UCL, l’University College London, après un travail de fourmi de plusieurs années. Rosemary Mecklendburg se connecte sur le site de l'Université, ne trouve rien sur son ancêtre mais prend tout de même contact avec l’équipe ayant travaillé sur la base de données. Le résultat tombe. "Une chercheuse a retrouvé le registre de baptême d’une personne que Thomas Harrison avait libérée. Donc ça voulait dire qu’il était certainement un esclavagiste", souffle l'ancienne travailleuse sociale. Elle réalise alors aussi qu’en tant que procureur général, son aïeul était "certainement responsable de l’élaboration et du respect des lois relatives à l’esclavage".

Des descendants d'esclavagistes engagés pour les réparations

Une découverte "extrêmement choquante" mais que la retraitée laisse d’abord dans un coin de sa tête avant d’y être confrontée à nouveau au moment, confie-t-elle, "du meurtre de George Floyd" aux Etats-Unis et de la crise sanitaire du Covid qui "a mis en évidence les risques médicaux accrus pour les minorités ethniques". Rosemary Mecklendburg se rapproche alors d’autres descendants d’esclavagistes, aristocrates ou non, qui, comme elle, s’interrogent : comment "réparer" aujourd’hui les injustices commises par leurs ancêtres hier ?

Cette question taraude Humphry Treveylan. Le photographe installé à Manchester raconte avoir, lui aussi, découvert très récemment le passé esclavagiste de sa famille. "Quand j’ai tapé mon nom de famille dans la base de données de l’UCL, j’ai été stupéfait de voir que mes ancêtres possédaient au moins quatre plantations sur l’ile de Grenade, se souvient-il. Nous ne connaissions rien de cette histoire." Comme Rosemary Mecklendburg, il fait partie de "Heirs of slavery", un groupe de réflexion constitué de descendants d’esclavagistes engagés dans le mouvement des réparations, qu'elles soient symboliques ou financières. 

Des excuses officielles

"C’est un débat qui entre dans la société britannique", explique Jean-François Manicom, conservateur au Museum of London Docklands, à propos de "Heirs of Slavery". "On en est arrivé au point où des descendants de bénéficiaires de l’esclavage, issus de grandes familles anglaises, nobles, se sont regroupés en association. Ces gens-là ont suffisamment confiance en eux et en l'intelligence de leurs partenaires pour dire 'Notre famille est devenue riche grâce à l'esclavage', et on s'excuse pour cela", poursuit celui qui a été en poste au Musée international de l’esclavage de Liverpool mais aussi au Mémorial ACTE à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe.

Imaginez une association caribéenne de békés qui s’appellerait "bénéficiaires de l’esclavage"… C’est impensable ! Ça ne devrait pas être impensable.

Jean-François Manicom, conservateur du Museum of London Docklands

"Consciente", comme elle l’écrit dans son Journal de la famille Harrison du "privilège d’être née blanche" mais aussi "des effets extrêmement pernicieux de l’esclavage au Royaume-Uni et dans les Caraïbes", Rosemary Mecklendburg entreprend avec sa fille Joana un voyage mémoriel en Jamaïque au cours de l’été 2023. Sur place, elle présente les excuses officielles de sa famille au "peuple jamaïcain" pour la participation de son ancêtre aux crimes de l’esclavage. Quelques mois plus tôt, des membres de la famille Trevelyan ont entrepris la même démarche sur l’ile de Grenade et offert 100.000 livres au gouvernement du pays.

Jean-François Manicom, devant le Museum of London Docklands.

"Ils sont allés à la rencontre des autorités locales. Ils financent, à la hauteur de leurs moyens, des associations. Au moins, ils sont clairs avec eux-mêmes", analyse Jean-François Manicom, depuis le West India Quay, là où, entre le XVIème et le début du XIXème siècle, les bateaux de retour de la Caraïbe débarquaient les cales chargées du sucre récolté par des hommes, des femmes et des enfants réduits en esclavage. 

L’ambitieux programme de Bristol

À l'Ouest du Royaume-Uni, sur d'autres docks, le passé sombre resurgit aussi. Au mois de mars 2024, la municipalité de Bristol a lancé un programme d'ampleur consacré aux réparations liées à l'esclavage. "Le rôle de la ville était proéminent dans la traite transatlantique aux XVIIème et XVIIIème sièclesOn estime qu'environ 500.000 Africains réduits en esclavage ont été déportés vers l'Amérique et la Caraïbe depuis le port de Bristol", lance l'adjointe à la mairie Asher Craig, avant de se réjouir que la ville ait mis fin à des décennies d'ignorance en "reconnaissant enfin son rôle historique dans ce trafic". 

Asher Craig, adjointe à la mairie de Bristol et infatigable militante des réparations.

Devant la centaine de personnes enthousiastes présentes pour assister au lancement officiel de la Bristol Legacy Fondation, l'élue déroule les différents axes de son ambitieux plan. Mémorial dédié aux victimes de l'esclavage, musée dit "Maison des histoires" situé, tout un symbole, dans une ancienne usine de tabac, centre d'excellence sur le patrimoine africain, complexe éducatif panafricain... Asher Craig estime à 50 millions de livres le budget nécessaire à la réalisation de cette multitude de projets. 

Si la municipalité de Bristol ne dispose pas d'un tel montant, elle compte bien s'appuyer sur des partenaires privés pour mener à bien son plan. "Nos partenaires ont l’argent et le pouvoir. Nous n’avons pas d’argent ni de pouvoir, mais on sait ce qu’on veut, ce qu’on mérite, explique l'élue. C’est ça, la justice restauratrice." La Bristol Legacy Foundation entend construire sa politique mémorielle en partenariat avec les premiers concernés, hommes et femmes afrodescendants. Une ambition qui résonne jusque dans son slogan : "Rien de ce qui nous concerne ne se fera sans nous". 

Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 1 : Quand vient l'heure des réparations

Mémoires britanniques de l’esclavage. Épisode 2 : Parlons d'argent

Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 3 : Des réparations très politiques

Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 4 : Des excuses, des musées et des mots pour réparer 

Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 5 : Quand la France prend du retard