L’Histoire aurait pu s’écrire différemment de ce côté-ci de la Manche. Lorsqu’en 1998, Christiane Taubira, alors députée de Guyane, dépose sa proposition de loi visant à reconnaitre l’esclavage et la traite comme crimes contre l’humanité, la question des réparations est loin d’être éludée. Un article vise même à instaurer un “comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime “. Pourtant, cette mention va disparaitre dès les premiers débats en commission, conférant au final une visée purement mémorielle et symbolique au texte adopté le 10 mai 2001.
Une loi qui reste néanmoins historique, analyse Olivette Otele, aujourd’hui professeure d’histoire coloniale et postcoloniale à l’Université de Londres, après avoir enseigné à La Sorbonne, à Paris. “J’ai toujours des problèmes à dire que la Grande-Bretagne est meilleure que la France parce que la France a été le premier pays à reconnaitre l’esclavage comme un crime contre l’humanité“, explique-t-elle. Elle se souvient de la période de “progression assez vive “ qui a suivie l’adoption de la loi Taubira avec notamment “un changement profond dans les manuels scolaires “, mais constate : “On s’est arrêté là et on s’est assis sur nos lauriers“.
Une certaine gêne française
Pourquoi, 23 ans après l’adoption de ce texte, le débat sur les réparations semble inaudible en France quand, au Royaume-Uni, des descendants d’esclavagistes s’excusent pour les crimes commis par leurs aïeux et que des institutions s’engagent à verser de l’argent aux organisations qui viennent en aide aux afrodescendants ? “La Grande-Bretagne accepte le fait qu’il y ait un lien direct entre passé et présent “, avance Olivette Otele. Selon elle, le débat y est ouvert sur ces questions non seulement “d’un point de vue moral et éthique “ mais aussi “monétaire “. En France, “on a encore du mal à penser ça en termes d’argent, analyse l’universitaire. On entend ‘mais qui va payer ?‘ alors qu’il ne faut pas penser comme ça. Il faut s’interroger : qui est victime ?“
“Je ne sais pas d’où je viens. Est-ce que je suis d’origine ghanéenne ou sénégalaise ? Est-ce que je me définis en tant qu’Africaine ? En tant de Britannique ? “, s’interroge de son côté l’élue à la mairie de Bristol, Asher Craig, tout en arpentant les allées de l’exposition consacrée à l’histoire récente de sa ville, au deuxième étage du M-Shed Museum. Pour ceux qui, comme elle, veulent comprendre leur histoire, la municipalité du sud-ouest de l’Angleterre a lancé en mars dernier un vaste programme de réparations évalué à 50 millions de livres. Au cœur du dispositif : la construction d’une “maison des Histoires “, à la fois musée et maison de la jeunesse où les visiteurs pourront “remonter leur généalogie “, explique Asher Craig, déterminée à soutenir, par son action politique, les communautés afrodescendantes.
La justice réparatrice, c’est nous mettre au centre et écouter ce qu’on a à dire !
Asher Craig, adjointe à la mairie de Bristol
Des communautés qu’elle a trouvées bien invisibles lors de son dernier séjour à Bordeaux, à l’occasion du 75ème anniversaire du jumelage entre les deux villes portuaires. “Je n’arrêtais pas de me dire : ‘Mais où sont les Noirs ?’ Ils étaient comme à la périphérie, ils n’ont pas été inclus dans le récit “, constate amèrement l’élue, accoudée à la vitrine protégeant la statue de l’esclavagiste Edward Colston, déboulonnée en juin 2020 et désormais exposée en position couchée dans une galerie du M-Shed Museum. Un geste symbolique et mémoriel puissant tandis que, côté judiciaire, les “Colston Four “, ces quatre militants antiracistes poursuivis pour avoir jeté la statue dans les eaux de l’Avon en juin 2020 ont, depuis, tous été acquittés.
Pragmatisme anglais et dogmatisme français
“Si ce n’est plus acceptable d’avoir des statues d’esclavagistes dans les rues d’Angleterre, on va les enlever “, résume Jean-François Manicom. Le conservateur du Museum of London Docklands voit dans le débat posé autour des réparations au Royaume-Uni la marque d’un certain “pragmatisme anglais “, par opposition au “dogmatisme français “. “Savoir que la Lloyds, les banques sont mouillées jusqu’au cou“ dans leur participation à l’esclavage, “c’est quelque chose qui trouble les Anglais “, détaille le Guadeloupéen qui “ne sent pas ce trouble en France “.
Savoir que l’Elysée a été construit par un esclavagiste, Antoine Crozat, et que tous les présidents de la République y ont habité sans sourciller, sans même mettre une plaque… Je crois que ça ne serait pas possible en Angleterre
Jean-François Manicom, conservateur du Museum of London Docklands
Comment expliquer ce qui apparait, vu d’Angleterre, comme un déni français ? “Il existe une croyance magique qui voudrait que lorsqu’on entre dans la République, c’est comme si on tombait dans un fleuve béni, dans le Gange qui absout de tout “ avance Jean-François Manicom. D’ailleurs, une fois entré dans la République, on ne peut plus vous compter comme Guadeloupéen, comme Martiniquais, comme ancien Gambien. C’est presque une croyance religieuse.“
Un dogme auquel tout le monde n’adhère pas en France. À Bordeaux, au Havre, à La Rochelle, ces villes qui ont bâti leur richesse sur l’esclavage, l’association Mémoires et partages œuvre à rendre l’histoire visible en faisant, entre autres, apposer des plaques explicatives sous les noms de rues autrefois baptisées en l’honneur d’esclavagistes notoires. A Nantes, certains tentent de réparer le passé à leur façon. Pierre Guillon de Princé, descendant d’esclavagiste, et Dieudonné Boutrin, Martiniquais, descendant de personnes mises en esclavage, organisent des visites guidées à deux voix au Mémorial de l'abolition de l'esclavage et tentent de construire des ponts avec les militants anglais des réparations. Si, comme l’affirme Asher Craig, “tout ce mouvement part de Bristol “, Olivette Otele ne désespère pas : “La France a été capable de monter au créneau. Je pense qu’elle peut reprendre un peu le flambeau.“
Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 1 : Quand vient l'heure des réparations
Mémoires britanniques de l’esclavage. Épisode 2 : Parlons d'argent
Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 3 : Des réparations très politiques
Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 4 : Des excuses, des musées et des mots pour réparer
Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 5 : Quand la France prend du retard