“Nous étions sept. Nous avons participé à une cérémonie à l’intérieur d’un grand espace public. Il y avait beaucoup de gens, et nous avons signé une version imprimée de la lettre, solennellement, devant le premier ministre.” La scène décrite se passe en février 2023. Humphry Trevelyan se trouve à la Grenade, pays où sa famille était propriétaire de plantations. Mais le voyage de ce photographe à la retraite sur l'archipel des Antilles n'a rien de nostalgique. Il est motivé par le besoin de demander pardon. Pardon au nom de ses ancêtres qui ont fait fructifier leurs terres avec le travail de centaines de personnes réduites en esclavage. Et la lettre, rédigée au nom de cent-quatre membres de la famille Trevelyan, lue, puis signée devant le Premier ministre Dickon Mitchell, est une lettre d’excuses.
Un an plus tard, depuis sa ville de Manchester, Humphry Trevelyan continue de réfléchir au sens du mot "réparations". “Pourquoi formuler des excuses ? Pourquoi s’excuser de choses qu'ont fait nos ancêtres ? ”, se demande-t-il dans un examen de conscience entamé après la découverte de la richesse mal acquise de sa famille.
L'héritage de l'esclavage
Olivette Otele, professeure à l’Université de Londres et spécialiste de l’histoire de l’esclavage a également son point de vue sur cette question des réparations : “Pour moi, c’est déjà la reconnaissance du fait qu’il y a eu trauma, et donc qu’il y a douleur”, souligne l’Universitaire qui retient la notion d’héritage du passé. “Héritage veut dire : racisme, discrimination, être au bas de l’échelle socio-économique”.
Le poids de l’esclavage dans la société britannique est un angle mort que Jessie Thompson connaît bien. Elle est arrivée en Angleterre à l'âge de trois ans pour y retrouver ses parents originaires de Sainte-Lucie. Ils faisaient eux-mêmes partie des 500 000 Antillais venus chercher des emplois au Royaume-Uni dans les années 1950 et 1960. Une génération qui a dû lutter contre le racisme au travail, à l'école et dans les institutions, pour se faire une place dans leur nouveau pays d’adoption. “Au moins, exprimer du remords”, avance Jessie. “Cela pourrait recréer du lien, si l’on pouvait percevoir du remords pour ce qui s’est passé.”
Déboulonner les statues
En Angleterre, le mouvement “Black Lives Matter” a ravivé le combat contre l'héritage colonial de la couronne britannique. On se souvient du déboulonnage de la statue de l’esclavagiste Edward Colston à Bristol, principal lieu du commerce triangulaire, en juin 2020. Quatre ans plus tard, la statue, toujours barbouillée de peinture, est exposée dans un musée de la ville, couchée sur le dos. Olivette Otele était enseignante à l'Université de Bristol au moment du déboulonnage. Son point de vue sur le traitement qui a été réservé à la représentation de Colston est sans équivoque :
C’est normal qu’il soit couché, c’est normal qu’on ait gardé les graffiti et c’est normal qu’il soit dans un petit coin !
Professeur Olivette Otele
D'œuvre admirée à objet profané, la statue d’Edward Colston est aujourd'hui le symbole d'un crime colonial dénoncé par la ville de Bristol.
"Esclaves” versus “mis en esclavage”
Mais l’histoire d’un pays s’écrit, au sens littéral du terme, autant qu’elle se regarde. Jean-François Manicom le sait bien : il est le conservateur du Museum of London Docklands, qui retrace le passé de l’ancien port de Londres et ses liens avec l’esclavage. Pourtant, le mot “slave” ("esclave"), n'apparaît presque jamais dans les galeries de son musée. Il est systématiquement remplacé par le terme “enslaved” ("mis en esclavage" en français). “Les seules fois où vous le verrez, ça sera dans une citation d’un document ancien”, explique ce Guadeloupéen qui travaillait jusqu’à récemment pour l'International Slavery Museum de Liverpool.
Dire “esclave”, c’est définir un être humain par l'assujettissement dont il a été victime. Personne n’est "esclave". L’esclave est un être humain qui a été mis en esclavage.”
Jean-François Manicom, conservateur du Museum of London Docklands
Cette volonté de reformulation marque un repositionnement des institutions britanniques vis-à-vis de leur histoire coloniale. Désormais, celles-ci s’attachent au ressenti des personnes concernées par l’esclavage.
Savoir ce que les habitants de la Grenade attendaient de sa démarche, c’était aussi la préoccupation d’Humphry Trevelyan quand il a fait le choix d’aller leur dire pardon. Sur place, il a demandé son avis à Hilary Beckles, le président de la commission des réparations de la CARICOM, la communauté des États de la Caraïbe. Sa réponse : “Les gens des îles de la Caraïbe veulent savoir que vous comprenez ce qu’ils ont dû endurer, ce que leur histoire implique. Ça leur apporte une sorte de reconnaissance”.
Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 1 : Quand vient l'heure des réparations
Mémoires britanniques de l’esclavage. Épisode 2 : Parlons d'argent
Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 3 : Des réparations très politiques
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Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 5 : Quand la France prend du retard