Chambres des communes, 26 avril 2023. Comme tous les mercredis, le Premier ministre britannique se rend au Parlement pour répondre aux questions des députés. L’élue du district de Streatham, Bell Ribeiro-Addy, se lève et interpelle Rishi Sunak : "Êtes-vous prêt à offrir des excuses pleines et entières pour le rôle qu’a joué notre pays dans l’esclavage et le colonialisme et à vous engager dans la voie de la justice restauratrice ?”. La réponse du chef du gouvernement ne laisse pas de place au doute. ”Non” répète plusieurs fois Rishi Sunak avant d’expliquer : ”Essayer de défaire notre histoire ne nous fera pas avancer. Ce n’est pas quelque chose sur lequel nous allons concentrer notre énergie”.
Les réparations au cœur de l’agenda politique
Une fin de non-recevoir qui est loin de décourager Bell Ribeiro-Addy. Depuis son élection en 2019, la députée travailliste d’origine ghanéenne a fait de la question des réparations liées à l’esclavage l’une de ses batailles politiques. ”Je crois qu’on ne peut régler les problèmes qu’en s’attaquant à leurs racines. Et le racisme auquel je suis confrontée, comme beaucoup d’autres personnes au Royaume-Uni, s’enracine dans ces injustices”, lançait-elle déjà lors de son maiden speech, son discours inaugural au Parlement, avant de détailler les différentes formes que pourraient prendre ces réparations : restitution d’objets et d’œuvres d’art spoliés, annulation de la dette des anciennes colonies ou encore mise en œuvre de politiques publiques à destination des communautés afrodescendantes.
Moi, parlementaire, je ressemble à des personnes que d’autres parlementaires ont réduits en esclavage.
Bell Ribeiro-Addy, députée travailliste
Avec une dizaine d’autres parlementaires, afrodescendants ou non, Bell Ribeiro-Addy a fondé un groupe transpartisan informel : The All-Party Parliamentary Group for Afrikan Reparations. Fin octobre 2023, ils organisent à Londres une conférence sur les réparations réunissant des centaines d’experts, universitaires, élus et militants venus d’un peu partout au Royaume-Uni, mais aussi d’Afrique et de la Caraïbe.
Le plan de la CARICOM
La conférence intervient quasiment dix ans après l’adoption par la CARICOM, la communauté des Caraïbes, de son "plan en 10 points pour une justice restauratrice". Un plan dont le premier objectif est d’obtenir "des excuses formelles et complètes de la part des gouvernements européens pour leur rôle dans l’esclavage". Si certains pays comme les Pays-Bas ont passé ce cap, ce n’est pas le cas du Royaume-Uni ou de la France, qui reconnait pourtant l’esclavage comme crime contre l’humanité, depuis l’adoption de la "loi Taubira" le 10 mai 2001.
Pour autant, le plan de la CARICOM ne se borne ni à la question des excuses ni même à celle de l’argent, croit savoir Joana Mecklendburg, qui a demandé pardon pour les crimes commis par son ancêtre esclavagiste installé à la Jamaïque à la fin du XVIIIᵉ siècle. "Je crois que le coût [des réparations, ndlr] est évalué à quelque chose comme 3 milliards de dollars. Et les gens se disent… ‘Mais on n’a pas d’argent, on paye déjà beaucoup d'impôts, comment ça marcherait ?’ Alors qu’en fait s’ils regardaient vraiment ce que dit le plan de la CARICOM, ils se rendraient compte qu’au-delà des réparations financières, il y a beaucoup à faire", explique l’infirmière, en jetant un regard vers sa mère, Rosemary.
Soutenir les communautés afrodescendantes
Depuis qu’elle a découvert le rôle de son aïeul esclavagiste, Rosemary Mecklendburg milite pour que, comme elle, le Royaume-Uni ouvre les yeux sur son passé. "Il y a tant de choses qui affectent encore, ici, les descendants de personnes mises en esclavage ", plaide-t-elle. Sur les conseils de Chris Jackson, professeur à l’Imperial College London, la retraitée s’est rapprochée d’une institution, la Cowrie Scholarship Foundation, qui ”aide des étudiants noirs à accéder à l’Université en Angleterre”. Avec plusieurs membres de sa famille, elle soutient financièrement la fondation tout en plaidant pour que davantage de
"Britanniques prennent conscience de leurs privilèges et cherchent à faire une différence maintenant, en gardant à l'esprit les terribles injustices et inhumanités du passé".
"Il n’y a pas que l’éducation" avance de son côté Olivette Otele, professeure d’histoire coloniale et post-coloniale à l’Université de Londres. "Il y a aussi des actions plus pressantes à mener comme faciliter l’accès au logement, à la santé. Des politiques qui vont avoir un impact énorme sur les populations les plus défavorisées et on sait que statistiquement, ce sont des populations afrodescendantes", détaille l’autrice du livre de référence Histoire des noirs d’Europe.
Sur la scène internationale, des voix politiques se font d’ailleurs l’écho de ces Anglais engagés dans le chemin des réparations. Lors de la dernière journée internationale de commémoration des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique, le 25 mars, António Guterres, le secrétaire général de l’ONU, a appelé à la mise en place de "cadres de justice réparatrice afin d’aider à surmonter des générations d’exclusion et de discrimination". Un appel que Jessie Thompson, Londonienne arrivée à l’âge de trois ans depuis l’île de Sainte-Lucie, exprime moins diplomatiquement : "ll faut qu’on nous rende l’argent volé”.
Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 1 : Quand vient l'heure des réparations
Mémoires britanniques de l’esclavage. Épisode 2 : Parlons d'argent
Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 3 : Des réparations très politiques
Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 4 : Des excuses, des musées et des mots pour réparer
Mémoires britanniques de l'esclavage. Épisode 5 : Quand la France prend du retard