Il est rare d'entendre du créole dans les églises de l'Hexagone. Et pourtant, samedi 20 mai, dans la majestueuse cathédrale Notre-Dame de Créteil, les Antillais et les Guyanais ont donné de la voix. De leur voix. Comme chaque année, le mois de mai est marqué par de nombreuses commémorations liées à l'esclavage : on célèbre l'abolition, on se souvient des disparus, et on dénonce le traitement inhumain infligé à des millions de personnes pendant plusieurs siècles au nom de la prospérité économique. Après les commémorations institutionnelles au Jardin du Luxembourg, à Paris, et associatives (l'Institut du Tout-Monde a organisé une déambulation fluviale sur la Seine avec plusieurs jeunes), place aux célébrations religieuses.
Depuis 1998, les paroissiens du diocèse de Créteil se retrouvent tous les ans pour une messe spéciale, dont l'objectif affiché est de rendre hommage aux aïeux, les ancêtres esclaves des Antillais et Guyanais. Dans cette ville du Val-de-Marne, située dans le sud-est parisien, il faut dire que la communauté ultramarine représente un pourcentage important de la population (entre 8 % et 10 %). Tous portent en eux le souvenir de l'esclavage.
Recréer le lien avec l'Afrique
Sonia Servan, une Martiniquaise de 58 ans installée à Créteil depuis 2014, est à la tête de la commission Antilles-Guyane du diocèse, chargée d'organiser les évènements liées à la communauté ultramarine. Ce samedi, elle court partout. Cette messe-là est, avec la cérémonie du 11 novembre, un des grands évènements de la communauté catholique antillo-guyanaise de la région. "On organise ça pour ne pas oublier que nos ancêtres se sont battus pour qu'on soit là aujourd'hui", explique-t-elle.
Cette année, la commission a voulu élargir le champ de la commémoration : en plus de se souvenir des esclaves de la Guadeloupe, de la Martinique, d'Haïti, de Guyane, de La Réunion et de Mayotte, un hommage est aussi rendu aux Chinois et Indiens arrivés dans les colonies après l'abolition de 1848, mais qui furent, eux aussi, exploités et méprisés par les Européens.
On parle souvent de nos aïeux qui ont connu l'esclavage. Mais on oublie souvent tous les migrants qui sont venus [après 1848] pour remplacer, compléter la main d'œuvre. C'était du travail forcé ou mal-rémunéré.
Christophe Astambide, diacre à Créteil et membre de la commission Antilles-Guyane
Les organisateurs de la messe ont également voulu remonter à l'origine de leurs racines : l'Afrique. Cette journée de commémoration a donc commencé dans l'après-midi avec une conférence animée par le philosophe sénégalais Bakary Cissoko et le Guyanais Kam Kama Sabas Makeda Makanda sur le thème de l'afro-descendance. Ce dernier, lunettes sur le front, est un professeur d'économie-gestion bientôt à la retraite. Son nom, c'est lui qui l'a choisi. Voulant renouer avec sa terre d'origine, il a pris un patronyme à consonance africaine. En réalité, il s'appelle Alex Sabas.
Parler de l'héritage esclavagiste l'horripile. Cet homme se veut être le chantre de l'excellence afro-descendante, de l'Afrique des Lumières. "Aujourd'hui, la pensée qui domine au niveau de l'Afrique, c'est le contraire [de l'excellence]. C'est l'Afrique de la nullité, qui n'a jamais rien inventé, qui n'a pas d'histoire", explique-t-il. Devenu auteur-éditeur, il remet au goût du jour des personnages, des acteurs historiques ayant fait briller l'Afrique dans des livres destinés aux plus jeunes. Voire aux bébés. "C'est bien avant l'école que commence l'éducation", estime-t-il.
L'Afrique a été le phare du monde dans l'Antiquité. Elle a été la plus inventive de toutes les civilisations humaines.
Kam Kama Sabas Makeda Makanda, écrivain
Pour se détacher de sa condition de "descendant d'esclave", Kam Kama Sabas Makeda Makanda a abandonné le nom qu'on lui a donné à la naissance, qui était le nom attribué à ses ancêtres après l'abolition de l'esclavage. "Moi, je dis qu'il faut arrêter de se penser comme descendant d'esclaves et qu'il faut se penser en Nèg marron, en résistant", dit-il.
Madras, tambours et créole
La conférence-débat terminée, place à la messe. Les fidèles, majoritairement d'origine antillaise, guyanaise ou africaine, s'installent dans la cathédrale. Des tam-tams retentissent, signe du début de la cérémonie. Sonia Servan et plusieurs femmes de la paroisse ont troqué leur habit du dimanche pour une tenue traditionnelle antillaise : une robe blanche ou jaune en coton montée en fronces, avec un foulard madras dans les cheveux.
Entouré de diacres, de prêtres, et de servants d'autel, tous floqués d'une grande écharpe en tissu madras, l'évêque de Créteil, Dominique Blanchet, pose le ton : "C'est avec respect et gravité que nous nous réunissons."
Dans ce bâtiment moderne aux airs d'arche renversée, les fidèles ont en tête les 15 à 20 millions d'esclaves (selon les estimations de l'UNESCO) capturés, déracinés et envoyés dans les îles de la Caraïbe et en Amérique entre le XVIIᵉ et XIXᵉ siècle. Combien sont morts lors de la capture ? Combien sont morts pendant la traversée de l'Atlantique ? Combien sont morts dans les plantations ? Ce samedi, à Créteil, leurs descendants "prient pour le repos de leur âme".
Mais loin d'être une messe funeste, l'ambiance est étonnamment joyeuse dans la cathédrale Notre-Dame. Les prières de toute cérémonie catholique traditionnelle font vite place à des chants entrainants. Tour à tour, des représentants de chaque territoire touché par l'esclavage défilent pour lire une prière dans leur langue d'origine. Du français, on passe au tamoul (Inde), puis au lingala (Afrique) et enfin au créole (Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane). "Papa bondye qui ba nou lavi rédé nou grandi a dan lamou aw/Pou nou maché avé Jézi kri, pou rengn awrivé a dan vi annou", entonne une chanteuse entre chaque prière.
"C'était une belle messe", souffle Viviane, une Marie-Galantaise membre de la commission Antilles-Guyane, soulagée que tout se soit bien déroulé. "C'était coloré", se réjouit une autre dame antillaise, assise sur les bancs de la cathédrale. "C'est important de transmettre cet héritage, cette tradition", ajoute-t-elle.
Pour conclure cette journée de mémoire, un groupe de danse traditionnelle composé de Guyanaises ose le pas autour de l'autel. En cette fin d'après-midi, les mélodies africaines, la langue créole, les robes madras et les tambours se sont mélangés dans l'antre de la cathédrale Notre-Dame de Créteil. Une belle manière de rendre hommage aux ancêtres esclaves.