"Maryse Condé était cette ironie souveraine contre toute fatalité, ce pouvoir d'imagination contre toute assignation, ce souffle puissant contre toute entrave." Rompu aux hommages nationaux qui, d'ordinaire, célèbrent de manière très formelle les hommes et femmes d'État ou de culture ayant marqué leur époque – de Simone Veil à Robert Badinter, en passant par Johnny Hallyday et Philippe de Gaulle –, Emmanuel Macron a cette fois-ci abandonné les protocolaires Invalides pour un décor plus flamboyant et poétique, à l'image de celle qui a marqué la littérature française et caribéenne. C'est dans la resplendissante Bibliothèque nationale de France (BnF) Richelieu, nichée au cœur de Paris, que le président a rendu un dernier hommage à l'écrivaine, lundi 15 avril.
Le chef de l'État, accompagné de son épouse Brigitte Macron, a convié près de 200 personnes à la cérémonie, organisée au sein de l'impressionnante salle Ovale du bâtiment, afin de saluer Maryse Condé, "l'indépendante, l'irrégulière, l'inconvenante", disparue dans la nuit du 1er au 2 avril, dans le Vaucluse, où elle vivait avec son mari. "Pour Maryse Condé, ce qui convenait, c'est un lieu universitaire, un lieu du savoir, un lieu de la culture, de la littérature... [La Bibliothèque nationale de France], c'est sans doute le lieu que Maryse aurait approuvé avec le moins de réticence", imagine Christiane Taubira, ancienne Garde des Sceaux et amie proche de la romancière, présente à l'hommage.
Dans les allées de la bibliothèque, où l'on croise habituellement des personnes venues étudier, bouquiner ou faire des recherches sur l'histoire des arts, un portrait de Maryse Condé trône là, suspendu. Le cliché, grand format, montre une femme au regard fuyant, qui ne fixe pas l'objectif. Marquée par l'âge et par la maladie, elle a la tête baissée. Autour de l'image, des rangées de livres aux reliures rouges, jaunes ou blanches apportent un peu de couleur à cette triste, et pourtant belle, photo de Maryse Condé.
La reconnaissance tardive
Vendredi dernier, c'est en petit comité que famille et amis se sont réunis pour lui dire adieu, en l'église Saint-Germain-des-Prés, à Paris, avant de laisser son cercueil au fond d'une tombe froide au cimetière du Père-Lachaise. Trois jours plus tard, c'est au tour de la nation de lui dire au revoir.
Pourtant, difficile d'oublier que la reconnaissance nationale de cette romancière de renom a plus que tardé à arriver. Maryse Condé, grande penseuse de l'identité noire, chroniqueuse des pires horreurs de la colonisation et du racisme, n'a jamais reçu de prix littéraires majeurs en France. Jamais un Goncourt, ni un Renaudot. Pas plus un Femina qu'un Médicis. C'est à l'étranger que cette citoyenne du monde a trouvé son salut, notamment en 2018, lorsqu'elle reçut le prix Nobel alternatif de littérature, à Stockholm.
Pour corriger le tir, Emmanuel Macron lui avait accordé la Grand-Croix de l’ordre national du Mérite en 2019. Après sa mort, lui rendre un hommage national ne faisait pas de doute. Mais un groupe d'intellectuels, de personnalités publiques et d'hommes et femmes politiques avaient tout de même mis la pression sur le chef de l'État dans une tribune, réclamant qu'un hommage digne de ce nom soit organisé.
Maryse Condé a-t-elle marqué son époque ? À l'évidence, oui, si l'on se fie à la diversité des invités venus assister à la cérémonie, lundi après-midi. En plus de ses proches et de ses amis, nombre de personnalités – principalement originaires d'Outre-mer – ont accepté l'invitation du président de la République.
Ainsi, l'actrice Firmine Richard, l'ancien footballeur Lilian Thuram, le secrétaire perpétuel de l'Académie française Amin Maalouf, les députés Danièle Obono, Christian Baptiste, Sabrina Sebaihi, le président de LADOM Saïd Ahamada, l'eurodéputé réunionnais Stéphane Bijoux, l'écrivain Erik Orsenna, le poète Daniel Maximin, l'ancienne ministre des Outre-mer George Pau-Langevin et son successeur Jean-François Carenco ont pris place sur les sièges blancs, alignés en demi-cercle autour d'une estrade.
Quelques élèves du lycée Maryse Condé, à Sarcelles, sont également venus. "Moi, personnellement, je croyais que c'était seulement nous, notre petit comité, qui la connaissait, avoue Mahdi Keita, un des lycéens présent à la BNF. Là, je me rends compte que c'est vraiment un personnage important, qu'elle a fait beaucoup de belles choses."
Ces belles choses, des comédiens sont montés sur l'estrade pour venir les raconter. Pour honorer la femme de lettre que la Guadeloupéenne était, Richard Philcox, son mari, et Xavier Luce, docteur en littérature, fin connaisseur de l'œuvre de Condé, ont sélectionné quatre textes, lus devant le président, sa femme, le Premier ministre, Gabriel Attal, les ministres Rachida Dati (Culture), Marie Guévenoux (Outre-mer), Nicole Belloubet (Éducation) et le parterre d'invités.
À la lecture d'extraits de ses romans autobiographiques Le Cœur à rire et à pleurer (Pocket, 2001) et La Vie sans fards (J.-C. Lattès, 2012), Maryse Condé est réapparue, ici, dans la salle Ovale de la BnF. À travers la voix des artistes Mariann Matheus, Sonia Emmanuel, Frank Babène, et de la directrice de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage, Aïssata Seck, c'est en réalité l'auteure disparue qu'on a entendu. Elle a raconté son enfance, son arrivée à Paris, son passage au Sénégal, où elle a enseigné la littérature française... C'est là-bas qu'elle a rencontré Richard Philcox, qui deviendra son mari et traducteur. Dans La Vie sans fards, elle écrit : "Il était beau. Très beau même. (...) J’avoue cependant que ce tutoiement des plus prématurés me choqua venant d’un parfait inconnu d’apparence si jeune. (…) Je n’avais pas compris qu’il établissait d’emblée un lien d’intimité entre nous. Il était celui qui allait changer ma vie. Il allait me ramener en Europe, puis en Guadeloupe. Nous découvririons l’Amérique ensemble. Il m’aiderait à me séparer en douceur de mes enfants le temps de reprendre mes études. Surtout, grâce à lui, je commencerais ma carrière d’écrivain."
Figure de "l'affranchissement"
Le président de la République a rappelé le combat de cette Guadeloupéenne indépendantiste, farouchement engagée sur la question de la mémoire de l'esclavage. "Entre Afrique et Caraïbe, Maryse Condé s'affranchit (...) des limites et des frontières, des carcans raciaux et elle tira des flèches de sens et de rêves", clame Emmanuel Macron. Pour lui, Maryse Condé est la figure même de "l'affranchissement".
L'affranchissement (...), ce fut l'arrivée à Paris en hypokhâgne, à 19 ans. Dans le Paris de l'après-guerre, affranchissement par la culture, puis par l'entrée à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. Affranchissement plus ardent encore quand elle entendit pour la première fois des mots de haine, des insultes racistes, les pleurs des enfants chez ses amis quand elle arrivait. Et cette femme changeant de place dans l'autobus en murmurant "sale négresse". Alors, ce fut l'affranchissement dans la revendication de son altérité et, avec Aimé Césaire, de sa part de négritude. Ce fut l'affranchissement d'une femme libre, les cours à la Sorbonne, un amour haïtien, la palpitation du continent africain, la découverte de la plus secrète mémoire des hommes, de l'esclavage, de ses souffrances.
Emmanuel Macron, lors de l'hommage national à Maryse Condé
Lors de l'hommage à celle qui présida un temps le Comité pour la mémoire de l'esclavage (2004-2009), l'artiste Franck Babène a interprété avec conviction et émotion la tribune qu'elle signa dans L'Obs en 2017, après qu'Emmanuel Macron ait qualifié la colonisation de "crime contre l'humanité". Citant Césaire, Condé racontait comment elle en est venue à s'emparer de cette histoire, qui l'a toujours profondément marquée. Dans ce texte, intitulé "La colonisation fut coupable de pas mal de crimes...", elle étalait alors son optimisme (ou plutôt sa vision utopique) sur l'avenir de l'humanité : "L’histoire du monde n’est pas finie. (…) Un jour viendra où la Terre sera ronde, où les hommes se rappelleront qu’ils sont des frères, et seront plus tolérants. Ils n’auront plus peur les uns des autres, de celui-ci à cause de sa religion, ou de celui-là, à cause de sa couleur de peau, de cet autre, à cause de son parler." Ce jour n'est pourtant pas encore là.
Au cours de la cérémonie, Maryse Condé a aussi eu droit à une envoutante reprise de L'Hymne à l'amour d'Edith Piaf par la chanteuse Laura Cluzel. Un moment suspendu, en écho à l'amour que cette femme avait pour ses proches et pour son île, la Guadeloupe.
Un aéroport Maryse Condé
Une fois les hommages passés, que restera-t-il de la mémoire de Maryse Condé ? Déjà, dans le journal Le Monde, un collectif a réclamé sa panthéonisation, comme son compatriote martiniquais Aimé Césaire. "Non, ce n'est pas le genre de Maryse", a d'emblée rejeté Richard Philcox, après avoir passé un petit moment avec les Macron une fois la cérémonie terminée. Faute de Panthéon, le chef de l'État a au moins donné son feu vert pour renommer l'aéroport Pôle Caraïbes de Guadeloupe en "aéroport Maryse Condé".
En sortant de la BnF, les invités ont vivement salué cet hommage de la nation à "la grande Maryse Condé". "[Elle] méritait cet hommage, dit Christian Baptiste, député de la Guadeloupe. Elle est d’une envergure pas simplement guadeloupéenne, elle est caribéenne et internationale !" Amin Maalouf, secrétaire perpétuel de l'Académie française, loue, lui, la mémoire d'une "grande figure de la langue française". "Conclure dans un lieu d’hommage entouré de milliers de livres, c’est quand même quelque chose qui lui ressemble", sourit le poète et écrivain Daniel Maximin. Tandis que la salle Ovale se vide, le portrait de l'écrivaine trône toujours là, dans l'immense Bibliothèque. Une belle fin somme toute sans fards pour la grande Maryse Condé.