[La 1ère à Créteil] De Créteil à la Guadeloupe, l'exil intérieur de l'écrivaine Estelle-Sarah Bulle

La 1ère à Créteil - Estelle-Sarah Bulle
L'autrice de "Là où les chiens aboient par la queue" est née et a grandi dans la capitale du Val-de-Marne, mais a toujours gardé un lien très charnel avec la Guadeloupe, l'île de son père. Outre-mer La 1ère l'a rencontrée au détour du Festival du livre de Créteil.

Ce samedi-là, Estelle-Sarah Bulle nous donne rendez-vous dans le quartier du Mont-Mesly, à Créteil. Sur la Place de l'Abbaye, des tentes blanches ont été dressées pour accueillir la toute première édition du Festival du livre de Créteil, à laquelle elle a été invitée. En face se trouve la grande médiathèque de l'Abbaye - Nelson Mandela, inaugurée en 2014 en plein cœur de ce quartier prioritaire de la ville et un des marqueurs de la politique culturelle de la mairie socialiste. C'est dans ce quartier qu'Estelle-Sarah Bulle a grandi. Elle est née en 1974 à Créteil, d'un père guadeloupéen et d'une mère originaire du nord de l'Hexagone.

La 1ère à Créteil - Estelle-Sarah Bulle ©Outre-mer La 1ère


L'histoire de sa famille paternelle suffit à comprendre un peu mieux le parcours (ou plutôt l'exode) de nombreux Antillais arrivés dans l'Hexagone lors des Trente Glorieuses. Certains sont rentrés chez eux. D'autres sont restés. À l'époque, la France et l'Europe de l'Ouest vivent une période de boom économique. Le secteur tertiaire se développe. La main d'œuvre se fait rare. Les départements d'Outre-mer représentent alors un vivier important pour la France hexagonale. "Il y avait plusieurs façons de venir dans l'Hexagone quand on était antillais, raconte l'écrivaine. Soit par le Bumidom [Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'Outre-mer, entre 1963 et 1981], qui a envoyé beaucoup de monde ici pour travailler. Soit par l'armée." Son père à elle a choisi l'armée.

À l'époque, Créteil est en plein développement. D'une simple ville, l'agglomération est devenue une vaste cité. Les hôpitaux, les prisons, la RATP recrutent. La mairie construit des grandes tours d'immeubles pour accueillir tout ce monde. "Créteil n'était pas très chère et était aux portes de Paris", résume Estelle-Sarah Bulle. Un double avantage pour les nombreux Guadeloupéens, Martiniquais et Guyanais venus sans beaucoup de moyens.

L'amour de la culture

Le père d'Estelle-Sarah Bulle s'installe à Créteil après son service militaire en Allemagne et à Paris. Devenu infirmier psychiatre à l'hôpital Sainte-Anne dans la capitale, il y rencontre la mère de l'écrivaine. Dans le sud-est parisien, la jeune Estelle-Sarah grandit donc dans un milieu très cosmopolite. Dans sa ville, elle côtoie des gens "des campagnes, mais aussi d'Algérie, du Portugal, du Vietnam...". À la maison, la Guadeloupe de son père se mélange aux origines ch'ti de sa mère. "Bizarrement, c'est ma mère qui aimait beaucoup nous rattacher à la culture antillaise. Elle cuisinait antillais. On écoutait de la musique antillaise", se remémore-t-elle. De l'autre côté, quand elle voyait ses grands-parents maternels, c'était "frites, bière, café, maroilles". Deux mondes.

Mais malgré son métissage, Estelle-Sarah Bulle ne côtoie que très peu les Guadeloupéens et Martiniquais de Créteil. Elle aime découvrir d'autres personnes, d'autres cultures. Seule sa famille la rattache à la Guadeloupe. Régulièrement, elle téléphone à son grand-père, habitant Morne-à-l'Eau. "Il ne parlait que créole", explique l'autrice en parlant de son aïeul, qui a vécu jusqu'à 104 ans. Une fois par an, ou tous les deux ans, elle lui rendait visite aux Antilles.

Entre temps, c'est sa jeunesse à Créteil qui lui fait mettre un pied dans le monde de la culture. Le maire de la ville, Laurent Cathala, a mené une politique culturelle proactive pour permettre à la jeunesse, même défavorisée, de découvrir les livres, le cinéma, le spectacle.

Au début des années 2000, malgré sa passion pour les arts, la jeune Cristolienne entame sa carrière... dans les cabinets de conseil. Mais, au fond d'elle, elle sait que c'est la culture qui l'attire. Elle décide alors de changer de voie. 

Je n'avais pas encore en tête de devenir écrivaine, mais je savais que je voulais au moins côtoyer des artistes, des peintres, des auteurs... J'ai donc commencé à travailler au musée du Louvre, au service du mécénat.

Estelle-Sarah Bulle, écrivaine

Après son passage au Louvre, elle devient directrice adjointe du centre culturel du parc Jean-Jacques Rousseau dans le Val-d'Oise. Puis vient le déclic. Estelle-Sarah Bulle adore prendre sa plume. Elle aime raconter, expliquer, imaginer, rêver. Elle décide donc de se lancer dans l'écriture. Son premier roman, Là où les chiens aboient par la queue (Liana Levi), paraît en 2018. Et les critiques sont incroyablement positives. Surtout pour un premier roman. "Déjà, le fait d'être publiée, c'était le Saint-Graal. Et puis sont venus beaucoup de prix pour ce roman [prix Stanislas du premier roman, prix Carbet de la Caraïbe, prix Eugène Dabit du roman populiste...]. Je me suis aperçue que cette histoire antillaise intéressait beaucoup de monde (...) Les prix, le succès, ça m'a conforté dans ma vocation d'être écrivaine. Je n'ai plus jamais arrêté", raconte-t-elle avec une pointe de fierté.

Estelle-Sarah Bulle au Festival du livre de Créteil, en avril 2023.


Dans ce premier roman, qui se veut en partie biographique, l'écrivaine nous fait voyager entre Morne-Galant (une ville guadeloupéenne sortie de son imagination) et l'Hexagone. Elle raconte le destin de sa tante, de son père, de sa grand-mère Matignon. "On suit toute une famille avec les différents choix : rester [en Guadeloupe] ? Partir [dans l'Hexagone] ?". Estelle-Sarah Bulle, à la fois romancière affutée, historienne et sociologue, retrace le destin de nombreux Antillais. Le déracinement. L'adaptation à l'Hexagone. Mais aussi la deuxième génération.

De "négropolitaine" à "enfant du pays"

Cette deuxième génération d'Antillais installés dans l'Hexagone, elle la connaît bien, car elle en fait partie. Ce qui, admet-elle, a longtemps été source de frustration. Elle qui voulait se sentir partie intégrante de la communauté antillaise avait du mal à se départir de son statut de "négropolitaine" : elle ne collait ni vraiment aux standards de l'Hexagone, à cause de ses origines guadeloupéennes, mais non plus aux standards de la Guadeloupe, car elle est née et a été bercée en métropole.

Depuis la publication de son premier roman, son rapport charnel et sentimental avec la Guadeloupe et ses habitants a évolué : "Au départ, je me disais : 'Oh la la, comment ils [les Guadeloupéens] vont le prendre ? Ils vont encore dire que c'est la négropolitaine qui parle de ce qu'elle ne connaît pas...'. Puis, pas du tout. J'ai été vraiment bien accueillie. J'ai eu le Prix Carbet de la Caraïbe, qui est un prix très prestigieux aux Antilles", dit Estelle-Sarah Bulle dans un élan d'enthousiasme.

Festival du livre de Créteil, en avril 2023.


Au Festival du livre, l'écrivaine est seulement de passage. Estelle-Sarah Bulle dédicace quelques livres avant de rentrer chez elle pour boucler ses valises. Le lendemain, elle doit s'envoler pour la Guadeloupe. Là-bas, elle va intervenir dans plusieurs écoles. Elle va rendre visite à sa famille. Et puis elle va avancer sur son troisième roman, qui emmènera le lecteur, une fois de plus, aux Antilles. Mais cette fois-ci, l'histoire se déroulera près de la Soufrière, en 1976. Cette année-là, le volcan guadeloupéen entre en éruption, bouleversant la vie des Basse-Terriens. La suite, c'est Estelle-Sarah Bulle qui nous la racontera.

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