DOCUMENTAIRE. "Michel Debré et La Réunion, dérives d'une ambition républicaine"

Ce film décrit la politique de Michel Debré déployée à La Réunion alors que la décolonisation bouleverse le monde. L'ancien Premier ministre est parachuté député de l'île en 1963. Le gaulliste modernise le jeune département tout en y exerçant un contrôle démographique inacceptable. Ce documentaire historique d'Alice Cohen ravive les dérapages scandaleux et les destins brisés nés d'une utopie dangereuse.

Retour sur l'histoire politique de La Réunion menée par le député Michel Debré pendant 25 ans. Entre une modernisation forcée et une politique démographique brutale, comment l'ancien Premier ministre a-t-il fait de l'île un laboratoire du gaullisme ?

Vous pouvez résumer la politique de Michel Debré à La Réunion de deux manières : soit "La fin justifie les moyens" soit "Nécessité fait loi".

Wilfrid Bertile

Autopsie d’une politique centrée sur le rayonnement de la France

Le général de Gaulle, président de la République, effectue une visite éclair sur l'île en 1959. Michel Debré, fidèle du général, alors Premier ministre fait partie du voyage. Il découvre l'ancienne colonie, devenue département 13 ans auparavant, paupérisée, empreinte de ses héritages coloniaux. Une grande partie des enfants du territoire souffre de malnutrition.

Michel Debré souhaite élever le niveau socio-économique de la population réunionnaise pour garder le territoire dans le giron français. Lutter contre la pauvreté pour contrer les velléités d'indépendance ou même d'autonomie. Dans cette période de guerre froide, le péril rouge incarné localement par Paul Vergès menace. Le jeune fondateur du PCR, le Parti communiste réunionnais, est considéré comme un ennemi de la République. Ses soutiens aussi. L'ordonnance Debré du 15 octobre 1960 permet d'exiler "en métropole" les fonctionnaires des départements d'Outre-mer accusés de "troubler l'ordre public".

La politique menée par Michel Debré porte le rêve gaulliste d’un État fort, d’une Nation unie et d’une plus grande France. Député de la 1ère circonscription de La Réunion entre 1963 et 1968 puis de 1973 à 1988, Michel Debré a fait de l’île son chantier expérimental pour imposer son objectif de restauration d'une grandeur nationale. Le développement des Outre-mer doit consolider la puissance française ébranlée par la décolonisation et maintenir le rayonnement mondial de la nation.

La Réunion s’est modernisée à marche forcée, notamment au prix d’une politique brutale de contrôle de la démographie et de la natalité dont les conséquences résonnent encore aujourd’hui.

Le "modèle Debré" rime avec exil, migrations et enfances brisées

La pression démographique pèse. Les naissances, source de surpopulation et de pauvreté d'après Debré, doivent être contrôlées. Une politique antinataliste est engagée dans le département de l'océan Indien alors que la politique de l'État de l'époque est pronataliste dans l'Hexagone.

Après l'ordonnance de 1960, qui affaiblit ses adversaires politiques, Michel Debré va s'obstiner à mener un système d'éloignement vers l'Hexagone. Il met en place le Bumidom, Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'Outre-mer. Créé en 1963, l'organisme est présenté comme une des solutions au problème démographique.

Inel Annette, enfant réunionnais déplacé vers l'Hexagone dans les années 60

Une autre politique migratoire lancée par Michel Debré entre 1963 et 1981 concerne "Les enfants de la Creuse". Plus de deux mille enfants réunionnais, orphelins ou non, ont été transférés dans des départements dépeuplés de la France continentale. Une migration forcée qui a brisé des familles, déracinant des fratries de leur pays natal, leur volant au passage leur identité. On promettait aux parents une vie meilleure pour leurs enfants, des études, une situation, mais la réalité fut tout autre, et, surtout, les petits Réunionnais n'ont jamais revu leurs familles ni leur île. Aujourd'hui, ces enfants devenus adultes cherchent à remonter le fil de leur histoire.

Campagne publicitaire du Centre d'orientation familiale à La Réunion

Pour réduire le nombre des naissances, des campagnes du Centre d'orientation familiale encouragent les Réunionnaises à utiliser des moyens de contraception et à réduire le nombre d'enfants par foyer. Un contraceptif à longue durée : le Depo-Provera est injecté sous forme de piqûres à plus de 6 000 femmes alors qu'il est considéré comme dangereux dans l'Hexagone.

Portrait de deux femmes réunionnaises dans les années 60

Le corps des femmes ne leur appartient plus. Le scandale de la clinique Moreau, notable proche de Michel Debré, révèle des avortements et des stérilisations pratiqués à Saint-Benoît de La Réunion contre la volonté des femmes alors que Debré s'oppose à la légalisation de l'IVG dans l'Hexagone.

Pendant des décennies cette affaire sera oubliée, tabou. Françoise Vergès publie "Le ventre des femmes" (éditions Albin Michel, 2017) après avoir enquêté sur le sujet.

Écriture et réalisation Alice Cohen
Conseiller historique Gilles Gauvin
Production Cinétévé avec la participation du Centre national du cinéma et de l'image animée et de France Télévisions
Durée 52 minutes - ® 2022