Arme lourde dans les mains, imposant gilet pare-balles enfilé par-dessus un
t-shirt noir, gants qui laissent apparaître le bout de ses doigts... Jimmy Chérizier, que tout le monde connaît aujourd'hui sous le nom de "Barbecue", est fin prêt pour sa conférence de presse. Ce 5 mars 2024, dans la capitale haïtienne,
Port-au-Prince, le leader de "Vivre ensemble", un regroupement de plusieurs gangs, pose un ultimatum au Premier ministre d'Haïti, en déplacement à l'étranger : "Si Ariel Henry ne veut pas démissionner, le pays ira droit au génocide."
La suite, l'ensemble des médias internationaux s'en est largement fait l'écho ces derniers jours : l'explosion des violences, la prise de l'aéroport international, l'évasion de milliers de prisonniers, la réunion de crise des pays de la région en Jamaïque en présence notamment des États-Unis et de la France, la démission d'Ariel Henry, et les tractations pour former un conseil de transition, censé sortir Haïti de la crise.
Pourtant, aussi dramatiques soient-ils, les récents évènements ne sont qu'un épisode supplémentaire dans la longue chronique du chaos qui s'installe progressivement dans le pays. Depuis des années, l'instabilité politique, les inégalités socio-économiques et les catastrophes naturelles s'abattent sur la population haïtienne, forte de 11,5 millions d'habitants. Difficile d'imaginer une issue qui ne se traduira pas, une fois de plus, par le désordre, la détresse et un bain de sang.
Des bandes au service de la classe politique
Si Haïti en est arrivé là, c'est en partie la faute à ces nombreux gangs qui gangrènent le petit État de la Caraïbe et l'empêchent désespérément de se projeter vers un avenir meilleur. Il y en aurait aujourd'hui entre 200 et 300, selon les chercheurs. Leur nombre ne cesse d'augmenter.
Tout commence dans les années 1950, sous la dictature de Duvalier père (que tout le monde appelait "Papa Doc"). Pour assurer sa protection et asseoir son pouvoir, le président-dictateur crée sa milice personnelle, les Tonton Macoutes. Duvalier fils (surnommé "Bébé Doc") lui succède en 1971 et renomme le groupe en "Volontaires de la sécurité nationale".
Année après année, président après président, un système d'alliance entre la classe politique, les élites économiques et les bandes armées se crée donc et s'impose en Haïti. "Les partis politiques et dirigeants ont souvent disposé de groupes armés informels pour intimider leurs opposants et leurs électeurs, ainsi que pour perturber les rassemblements politiques et le processus électoral", décrit l'ONG internationale Global Initiative against Transnational Organized Crime (GI-TOC, Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée) dans une analyse sur les gangs haïtiens publiée en octobre 2022.
François et Jean-Claude Duvalier, Jean-Bertrand Aristide, Raoul Cédras, Jovenel Moïse... Les chefs d'État haïtiens ont tous été soutenus et appuyés par des hommes armés, qui ont profité de la pauvreté et des inégalités pour s'imposer dans la société. À chaque fois, le même modèle se répète : "La classe politique et les élites économiques instrumentalisent les gangs pour contrôler des territoires, gagner une clientèle électorale et rançonner la population", résume Frédéric Thomas, politologue et chargé d'études au Centre tricontinental (CETRI), une ONG basée en Belgique.
En Haïti, la vie politique s'anime autour de trois principaux mouvements : le Parti haïtien Tèt Kale (PHTK, centre-droit, au pouvoir depuis 2011), Inite Patriyotik (centre-gauche, mouvement fondé par l'ancien président René Préval) et Fanmi Lavalas (centre-gauche, parti de l'ancien président Jean-Bertrand Aristide). Dans le pays le plus pauvre d'Amérique, là où il y a de la politique, il y a aussi une guerre des gangs et d'influence.
D'après l'analyse de Global Initiative, les bandes armées "ont développé une forte présence dans les municipalités ayant une importance électorale stratégique". Alliées à un clan politique ou à un autre, elles participent aux campagnes électorales, lèvent des fonds, vandalisent les bureaux de vote, intimident les électeurs, perturbent les opposants... "La population qui vit dans ces territoires contrôlés par les bandes est obligée, d'une manière ou d'une autre, d'obéir", explique Frédéric Thomas.
Le massacre de La Saline
Mais l'influence des gangs en Haïti ne s'arrête pas à l'immixtion dans le processus électoral. Les groupes armés, de mèche avec le pouvoir en place, sont aussi utilisés pour étouffer les contestations sociales. Parfois au prix du sang.
Le massacre de masse du quartier La Saline, à Port-au-Prince, les 13 et 14 novembre 2018, traumatise particulièrement la population haïtienne. À l'époque, c'est Jovenel Moïse, du PHTK, qui est au pouvoir. Il est soutenu par un certain Jimmy Chérizier, alors encore policier et leader d'un gang local.
La Saline est un bidonville connu pour être un bastion du mouvement d'opposition Lavalas, très hostile au président Moïse. En 2018, le chef de l'État est éclaboussé par le scandale PetroCaribe (un vaste système de corruption et de mauvaise gestion des fonds publics). La population, en colère, réclame son départ. La Saline, sans surprise, est aux avants postes de la mobilisation.
Pour calmer la contestation, les hommes au pouvoir imaginent une opération coup de poing. D'après une étude de la Harvard Law School et de l'Observatoire haïtien des crimes contre l'humanité publiée en 2021, des officiels du gouvernement ont fomenté avec des gangs une attaque de masse sur La Saline, allant jusqu'à les financer et leur fournir du matériel, des armes et des véhicules. Parmi eux, Jimmy Chérizier, dit "Barbecue". Le bilan est effrayant.
Les auteurs du massacre ont commencé à tirer avec des armes automatiques vers 16 heures et, en quatorze heures, ont tué au moins 71 résidents, dont des enfants et un nourrisson de dix mois. Certains des auteurs portaient des uniformes de police et ont attiré les résidents hors de chez eux sous couvert d'une opération des forces de l'ordre, puis les ont exécutés dans la rue. De nombreux habitants ont été abattus et certains ont été décapités à coups de machette. Au moins onze femmes ont été violées, dont deux viols collectifs perpétrés à l'intérieur des maisons des victimes. Les assaillants ont pillé au moins 150 maisons, détruisant bon nombre d'entre elles.
Rapport de la Harvard Law School et de l'Observatoire haïtien des crimes contre l'humanité sur les massacres en Haïti (avril 2021)
"Cette instrumentalisation des bandes armées pour casser un mouvement social va les pousser à se développer. Elles vont gagner en membres, vont gagner des territoires, raconte le spécialiste d'Haïti Frédéric Thomas. Avec cette puissance, elles vont s'autonomiser de manière relative de leurs bailleurs traditionnels."
L'assassinat du président
Après les massacres et la montée en puissance des bandits, l'architecture du pouvoir et l'équilibre entre gangs évoluent. En 2019, Jimmy Chérizier, viré des forces de police depuis l'épisode de La Saline, forme une alliance avec les principaux groupes armés de Port-au-Prince et prend la tête du G9. Ce méga-gang, qui jouit d'une impunité totale, soutient le pouvoir en place. En réponse, des bandes rivales, proches de l'opposition, se coalisent au sein du GPep. Les violences augmentent. Haïti s'enfonce dans la crise.
Le point de non-retour est atteint le 7 juillet 2021. La nuit est tombée sur Haïti. Le président de la République, Jovenel Moïse, et sa femme, Martine, se trouvent à leur domicile, en banlieue de Port-de-Prince, lorsqu'un commando armé débarque chez eux. Le président est assassiné. Sa femme est blessée.
Cette attaque, fomentée par des opposants au chef de l'État, n'a pas impliqué l'intervention de gangs. Mais elle a complètement bouleversé les équilibres politico-criminels du pays. "L'assassinat du président a secoué le système d'alliances et de sponsor qui existait entre l'élite politique et économique du pays et les gangs", analyse Sandra Pellegrini, spécialiste de l'Amérique latine et de la Caraïbe au sein d'Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED, Projet de données sur la localisation et les événements des conflits armés), une organisation non gouvernementale qui collecte des données sur les conflits dans le monde.
Sans président, et avec l'arrivée au pouvoir d'Ariel Henry comme Premier ministre (non élu), un vide politique plonge le pays de la Caraïbe dans l'incertitude. Les gangs, devenus omnipotents, profitent du chaos pour étendre leur emprise sur Haïti. "Barbecue" et le G9, qui réclament la démission d'Henry, organisent le blocage de la distribution d'essence pendant plusieurs semaines. Les kidnappings, les demandes de rançon et les pillages sont légion. "Les gangs perturbent à grande échelle l’activité économique. Non seulement ils kidnappent contre rançon, attaquent des entreprises, volent de la nourriture, du carburant et d’autres fournitures, mais ils ont pris le contrôle de domaines clés de l’activité économique et continuent de se battre pour conserver le contrôle de ces zones", écrit Global Initiative dans son rapport.
Quel dénouement pour Haïti ?
Acculé, le Premier ministre soutenu par les puissances étrangères en appelle à la communauté internationale, qui s'inquiète de plus en plus de la détérioration de la situation en Haïti. L'ONU donne son accord pour que le Kenya envoie un contingent de 1.000 hommes pour permettre aux forces haïtiennes de reprendre le contrôle et lutter contre l'insécurité.
En février de cette année, alors que les Haïtiens s'attendaient à des élections pour élire leur nouveau leader, Ariel Henry annonce que le prochain scrutin ne se déroulera qu'en août 2025. Le 1ᵉʳ mars, il était à Nairobi, au Kenya, pour signer un accord de sécurité, dans l'optique d'une intervention internationale dans son pays.
Sur le bout d'île qu'Haïti partage avec la République dominicaine, les bandits profitent du déplacement du chef du gouvernement pour se réunir derrière Jimmy Chérizier et tenter de prendre le contrôle de la capitale. Ils libèrent des milliers de prisonniers, prennent d'assaut l'aéroport Toussaint Louverture. 80 % de Port-au-Prince passe sous leur contrôle. Ariel Henry, bloqué à Porto Rico, n'a d'autre choix que de démissionner.
Les acteurs régionaux se sont accordés pour mettre en place un conseil présidentiel de transition, formé de représentants des partis politiques haïtiens et du secteur privé. Mais déjà, Chérizier et ses rivaux veulent peser dans le futur d'Haïti, dont le sort reste encore incertain.
Dans une interview donnée à une radio colombienne, le leader du G9 a assuré que la démission d'Ariel Henry lui "importait peu". Dans cette crise sans précédent, le criminel notoire s'octroie la stature d'homme providentiel, assurant vouloir sauver son pays. "Après [la démission du Premier ministre], nous allons commencer le combat contre le système pour avoir le pays que nous voulons, une Haïti avec un travail pour tous, une Haïti en sécurité, une Haïti avec l'école gratuite, une Haïti sans discrimination sociale", a-t-il martelé dans sa conférence de presse du 5 mars.
Pourtant, il est difficile de donner un horizon politique aux différents gangsters qui terrorisent les Haïtiens et Haïtiennes depuis des années. "Derrière cette rhétorique antigouvernementale révolutionnaire, ils n'ont aucun projet politique, avance Frédéric Thomas, du CETRI. Les gangs, ce ne sont pas des acteurs politiques, ce sont des acteurs criminels, qui n'ont aucun projet, aucune vision pour Haïti."
Sur son site internet, la BBC évoque le nom de trois criminels qui vont tout tenter pour peser dans l'avenir politique et sécuritaire d'Haïti : il y a d'abord, sans conteste, Jimmy "Barbecue" Chérizier ; il y a ensuite Johnson André, alias "Izo", grand trafiquant d'armes et de drogue, considéré comme bien plus puissant que Barbecue par les experts interrogés par le média britannique ; il y a enfin l'ancien rebel Guy Philippe, élu au Sénat en 2016 mais arrêté pour trafic de drogue et envoyé aux Etats-Unis avant de prêter serment.
Le conseil de transition promu par la communauté internationale peut-il sortir le pays de la crise ? Rien n'est moins sûr, les membres le constituant étant issus de formations politiques qui sont, ou ont été, liées aux gangs. Pour Frédéric Thomas, le salut d'Haïti passera par la justice : "L'enjeu aujourd'hui, c'est que ces bandes armées, ces chefs de bandes, mais aussi que les personnes au sein de la classe économique et de la classe politique qui les soutiennent et les financent soient jugées, pour casser ces liens et rompre avec ce cycle d'impunité, de massacre et d'ingérence."