Le 1er novembre 2023, la Cité internationale de la langue française ouvrait ses portes dans le château de Villers-Cotterêts, après des années de travaux. Un symbole fort pour les Outre-mer, car c’est à Villers-Cotterêts que le célèbre auteur des trois mousquetaires, Alexandre Dumas a vu le jour le 24 juillet 1802.
Son père, Thomas-Alexandre Davy de la Pailleterie, est décédé dans cette même ville en 1806. Connu sous le nom de général Dumas, ce fils d’une esclave de Saint-Domingue (actuel Haïti) a été un compagnon d’armes du chevalier de Saint-Georges pendant la Révolution française avant de rejoindre Napoléon Bonaparte et de s’en détourner au moment du rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises.
Inaugurée en grande pompe par le président Macron le 30 octobre 2023, la Cité internationale de la langue française n’avait pas encore accueilli d’exposition temporaire.
C'est une chanson qui nous ressemble
C’est donc le Guadeloupéen Bertand Dicale qui ouvre la première grande exposition de la cité avec C’est une chanson qui nous ressemble. Le journaliste, spécialiste de la chanson française, propose un véritable voyage à travers le temps et la planète à la rencontre de la chanson francophone. Et dans cette épopée, les Outre-mer ne sont pas oubliés. À commencer par l'un de ses dignes représentants, Henri Salvador, le crooner qui oscillait entre jazzman et amuseur. Regardez ci-dessous le reportage d'Outre-mer la 1ère :
Henri Salvador
Né en 1917 en Guyane de parents guadeloupéens, il arrive enfant à Paris et adopte un fort accent parisien dont il ne s’est jamais départi. "Fou de jazz" comme le décrit Bertrand Dicale dans son livre intitulé C’est une chanson qui nous ressemble, comme l'exposition, Henri Salvador "débute comme guitariste et accompagne Django Reinhardt ou le violoniste Eddy South". Il ne découvre vraiment "les musiques du monde créole" qu’en quittant Paris occupé par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale pour l’Amérique latine. Sur place, il joue dans l’orchestre de Ray Ventura. Il vole aussi de ses propres ailes au Brésil où "il devient alors une vedette dans les meilleurs cabarets".
La bonne société carioca adore ce Métis, à la fois si français et si proche d’elle, qui passe du grand rire à la mélodie soyeuse et du jazz à la samba.
Bertrand DicaleC'est une chanson qui nous ressemble
Dans son exposition, Bertrand Dicale met l’accent sur la chanson Dans mon île qui figure dans un film italien de 1959. "Cette biguine au tempo fortement réduit" aurait, selon le musicien brésilien Sergio Mendez cité par Bertrand Dicale, inspiré la bossa-nova, "elle-même ralentissement radical de la samba". Henri Salvador, le Guyanais de parents guadeloupéens, père de la bossa nova et roi du music-hall à Paris, la thèse de Bertrand Dicale s’avère inventive et séduisante.
Après-guerre, Henri Salvador revient à Paris et se fait connaître grâce à sa chanson Maladie d’amour. Le crooner la chante d’abord en créole puis en français. Cette chanson malgré "la joliesse de la mélodie" s’avère "profondément sombre", note Bertrand Dicale dans son livre.
Qu’est-ce que l’amour ? « Sé an ti sèpan graj mézanmi méfyé-li / Kan titèt-li an lè, véyé gadé lang-li / An bout-li sé lanmo, sen-mityè anba tè » (« C’est un serpent qui mord, méfiez-vous mes amis, quand sa tête se dresse, surveillez sa langue car au bout c’est la mort et le cimetière sous la terre »).
C'est une chanson qui nous ressemble
La maladie d’amour est née selon Bertrand Dicale "aux alentours de la Première Guerre mondiale" en Martinique. Elle est enregistrée à Paris en 1931 par Léona Gabriel, "chanteuse martiniquaise qui, depuis son adolescence en Guyane, est très liée à la famille Salvador et deviendra la sévère gardienne du temple de la biguine traditionnelle". Dans cette vidéo ci-dessous, datant de 1961, on voit un Henri Salvador, virtuose de la guitare, à des années-lumière du Salvador amuseur très présent dans les émissions de variété des années 60-70 de Maritie et Gilbert Carpentier sur la télévision française.
Le chanteur ne cesse au cours de sa carrière de faire des va-et-vient entre ses métiers de crooner et d’amuseur. Il termine en beauté sa vie de chanteur avec deux disques Chambre avec vue et Révérence en 2006 qui penchent plus du côté crooner. Il devait donner un concert en 2008 à Rio de Janeiro, mais la mort l’emporte brusquement à l’âge de 90 ans le 13 février 2008.
Kassav’
Dans l’exposition imaginée par Bertrand Dicale, figurent des photos, des chansons phares et des objets rares tels que des costumes de scènes, des manuscrits ou des instruments de musique. Le journaliste de franceinfo propose ainsi un zoom sur la guitare Afrique de Jacob Desvarieux. Aux débuts des années 90, l’un des trois fondateurs de Kassav’ commande cette guitare au luthier français Jocabacci. Jacob Desvarieux joue avec cet instrument en forme de continent africain dans le film Siméon réalisé par Euzhan Palcy dans lequel il interprète son propre rôle.
Grâce à cette guitare, Bertrand Dicale expose de manière concrète à quel point Kassav’ réussit jusqu’à aujourd’hui ce qu’il nomme "un raz de marée mondial". Il n’hésite pas à comparer dans son livre le zouk créé en 1984 au reggae de Bob Marley. "De la même manière que la Jamaïque d’à peine plus de deux millions d’habitants donne au monde le reggae, le petit million d’Antillais francophones répand le zouk". "Et le plus surprenant est peut-être que ces Guadeloupéens et Martiniquais ne chantent pas en anglais ou en français, ajoute le journaliste dans C’est une chanson qui nous ressemble, mais à rebours des prétendues lois du commerce, choisissent de faire résonner la langue créole sur tous les continents".
Jacob Desvarieux crée à Paris le groupe Kassav’ avec les frères Décimus, George et Pierre-Edouard. Ce dernier avait fondé auparavant en Guadeloupe, un groupe au drôle de nom, Les vikings. Après plusieurs disques, ils sortent l’album 33 tours à Noël 84 dans lequel figure le tube fondateur du zouk : Zouk-la sé sèl médikaman nou ni. "Le choc est énorme" et le succès immédiat. La chanson au rythme frénétique n’a pas des paroles bien gaies. Au contraire, le constat est amer, mais il fait danser la planète entière.
Ki jan zot fè / M’pa ka konpwann / Zot ka viv konsi pa ni pwo-blem / Poutan zot sav / Lavi-la red / Ki jan zot fè / Pou pé sa kenbé / Zouk-la sé sel médikaman nou ni - Comment faites-vous, je ne comprends pas, vous vivez comme s’il n’y avait pas de problème ; pourtant, vous savez que la vie est dure, comment faites-vous pour pouvoir tenir ? Le zouk est notre seul secours.
C'est une chanson qui nous ressemble
Dans son livre, Bertrand Dicale précise que "peu d’artistes de nationalité française ont autant couru la planète". Il recense près de quatre-vingts nations et territoires visités de 1985 jusqu’aux derniers concerts de la tournée d’hommage à Jacob Desvarieux, emporté par le Covid en 2021. Il compte notamment dix-sept déplacements aux Pays-Bas, treize tournées aux États-Unis, dix voyages vers les stades d’Angola. En Angola, un musée consacré au zouk a même été créé en 2012. Kassav’ est célébré en Angola, mais peine à se faire reconnaître en France. Une injustice assez incompréhensible au vu du succès planétaire de ce groupe français.
Alfred Jocksan, journaliste à France-Antilles, qui connait bien Kassav' se dit émerveillé de voir la robe de scène de Jocelyne Béroard imaginé par Paco Rabanne (voir photo ci-dessus). "Je ne m'attendais pas à voir cette robe ici, c'est une très belle surprise". Le couturier avait imaginé cette tenue de scène pour la chanteuse de Kassav' en 1987.
Aya Nakamura et le zouk
C’est une chanson qui nous ressemble rend hommage à Edith Piaf, Joséphine Baker, Maurice Chevalier, Juliette Gréco, Charles Aznavour, Georges Moustaki, Carla Bruni, Céline Dion, Patricia Kaas, Zaz, Françoise Hardy, Stromae, Salvatore Adamo, Marie Laforêt, Indila, PNL, Aya Nakamura et bien d’autres encore. Bertrand Dicale se plaît à décrypter les paroles des chansons de la chanteuse française la plus streamée depuis 2018. "Dans cette langue française, on entend de l’anglais, du verlan, plusieurs strates d’argot, du créole martiniquais (le mot bay, venu de bagay, créolisation de bagage, passé tout récemment dans la langue banlieusarde sous l’orthographe bail)", précise-t-il dans son livre. Le journaliste la qualifie Aya Nakamura de "colosse". Née en 1995 à Bamako, on la qualifie souvent de rappeuse. Une erreur selon Bertrand Dicale pour qui la chanteuse "à la plastique désormais iconique" emprunte une autre voie rythmique, à savoir "le dembow, genre créole (…) ou le zouk dans son acception synthétique et ralentie".
La Marseillaise
Éclectique, l’exposition C’est une chanson qui nous ressemble propose au visiteur un nouveau regard sur les chansons de la rue qui ont marqué l’histoire, de La Marseillaise à L’Internationale en passant par Le Déserteur et Le Boudin.
On apprend qu’à la Nouvelle-Orléans un créole dénommé Camille Naudin a écrit une Marseillaise noire. Peu après la guerre de Sécession en 1867 qui a mis fin à l’esclavage dans les états du sud, ce poète imagine des paroles qui, selon Bertrand Dicale ont "circulé dans les colonies françaises des Antilles".
Fils d’Africains, tristes victimes / Qu’un joug absurde abrutissait / De monstres oubliant les crimes / Pensons à Jésus qui disait / “Peuples, plus de sang, plus de guerre / Qui font rougir l’humanité” / (…) Debout ! L’heure est venue / À chaque travailleur / Le pain, le pain qu’il a gagné / Qu’importe sa couleur.
Cette chanson qui nous ressemble
À travers cinq salles dénommées le cabaret, la rue, le music-hall, le club et le dancing, l’exposition C’est une chanson qui nous ressemble présente un panorama exhaustif de la musique francophone. Qu’est-ce qui a guidé Bertrand Dicale dans sa sélection ?
Pour le journaliste, la réponse est simple : "Essayer de comprendre pourquoi quelqu’un en Malaisie, en Pologne ou aux États-Unis se met à écouter une chanson qu’il ne comprend pas. Ce n’est pas de la chanson qui dit "Bébé vient bébé, bébé, je t’aime". Non, c'est de la chanson avec du texte. C’est du Prévert, du Aya Nakamura, du Moustaki". Et la force de la chanson francophone, selon le journaliste, tient à cette grande importance donnée au texte ainsi qu’à ce que projette cette langue à l’étranger, à savoir un fantasme autour de la France, de ses sentiments, de cette liberté, de ses femmes puissantes. Sans oublier les langues de France avec Kassav’ et son créole qui a circulé partout dans le monde. Bertrand Dicale tenait à faire figurer dans son exposition, ce groupe qui a inventé, à la fois un genre musical, le zouk, mais aussi une façon de raconter une dure réalité sociale sur une musique frénétique.
L’exposition C’est une chanson qui nous ressemble, succès mondiaux des musiques populaires francophones est présentée à la Cité internationale de la langue française - Château de Villers-Cotterêts du 19 juin au 5 janvier 2025.