En cette période de vœux, la nouvelle année 2024 ne s'annonce vraiment pas bonne pour les producteurs antillais de bananes. En cause : la baisse du prix à l'import sur le marché européen. Après une chute historique en 2021 à 11,40 € le carton de bananes importé (18,5 kg), le prix était remonté en 2022 et 2023 entre 14,1 et 15,4 € en moyenne, grimpant même jusqu'à 15,6 € certains mois.
Cela avait permis aux producteurs de retrouver "un peu de marge de manœuvre, sans que ça ait un effet sur le prix du détail", explique Denis Loeillet, économiste de la filière banane au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement).
Or, en 2024, "le reflux sera d'au moins 1 € le carton", estime-t-il. Un chiffre confirmé par Jean-Claude Marraud des Grottes, président de la Commission Commerce à Banamart, le groupement des producteurs de Martinique, et administrateur à l'UGPBAN, l'Union des groupements de producteurs de bananes de Guadeloupe et Martinique. Il évoque un prix du carton "de l'ordre de 14 €", avec des variations saisonnières plus élevées de janvier à avril et plus basses de mai à septembre. D'où notre projection moyenne à 14,2 € sur le graphique ci-dessous.
"Pour une production que nous envisageons à 200.000 tonnes en 2024 [en Guadeloupe et Martinique], c'est un peu plus de 10,8 millions d'euros" de manque à gagner, calcule-t-il.
Comment expliquer cette baisse ?
Ce prix sur le marché européen est en fait déterminé de façon annuelle lors de négociations commerciales entre les producteurs exportateurs et la grande distribution. Les discussions ont ainsi eu lieu en fin d'année 2023 pour une application courant janvier 2024. Les acheteurs européens ont visiblement avancé des arguments comme la chute du prix du transport maritime et la diminution du prix des intrants pour revoir à la baisse le coût du carton.
Pour Denis Loeillet, la volonté politique des États de limiter l'inflation a joué également un rôle : "Les autorités nationales en Europe font pression pour accompagner une désinflation. Là, il y a tous les ingrédients qui font que le pouvoir de négociation s'est un peu déplacé vers l'aval de la filière qui exerce ce pouvoir de manière forte."
À cela s'ajoute le taux de change entre le dollar et l'euro, avec un dollar un peu plus faible qu'en 2023, précise Jean-Claude Marraud des Grottes, ce qui donne un avantage aux fruits issus de la zone dollar (principalement produites en Équateur, Colombie et Costa Rica). Or les producteurs de cette banane dite dollar sont ceux qui ont le plus de poids lors des négociations.
Banane dollar et pesticides
Elle inonde en effet l'Europe : sur les 5,5 millions de tonnes de bananes importées dans l'Union européenne en 2022, 4,1 millions venaient des pays de la zone dollar. Comme le montre le graphique ci-dessous, la Guadeloupe et la Martinique ne représentaient que 207.000 tonnes. Et la différence s'est accrue en 2023, puisque la production antillaise est tombée à 185.000 tonnes à cause des maladies et des aléas climatiques.
"C'est difficile de faire entendre notre petite voix, donc on subit la 'dollar', regrette le Martiniquais Jean-Claude Marraud des Grottes qui parle même d'une "distorsion totale de concurrence". Il met en avant le prix de la main d'œuvre qui coûte d'après lui quelques centaines d'euros par mois en Amérique latine, et plus d'un millier en France auxquelles s'ajoutent les charges sociales.
Une main d'œuvre qui travaille toute l'année, et pas seulement pour la plantation ou la récolte. En effet, avec l'arrêt de l'épandage aérien en 2014, puis l'interdiction de pesticides, les ouvriers désherbent mécaniquement, ce qui représente un surcoût à l'année de 4.500 € par hectare selon l'administrateur de l'UGPBAN.
"On court un marathon avec un demi-poumon"
L'autre travail des ouvriers, c'est l'effeuillage des bananiers pour éliminer les parties infectées par la cercosporiose noire, une maladie causée par un champignon microscopique qui sévit depuis le début des années 2010 aux Antilles. Cette maladie baisse les rendements alors que les coûts de main d'œuvre restent les mêmes. Résultat : les bénéfices s'amenuisent voire passent au rouge.
Là encore, le représentant de Banamart dénonce le fait de devoir s'aligner sur les prix de la banane dollar alors que les normes sanitaires sont différentes : "Sur la banane dollar, ils font 70 traitements par an sur la cercosporiose noire si nécessaire, alors que nous, nous en faisons huit par an péniblement. Et avec deux molécules alors qu'eux, c'est open bar en termes de molécules !"
On court un marathon avec un demi-poumon contre des concurrents qui ont des poumons en pleine santé.
Jean-Claude Marraud des Grottes
Un constat partagé par l'économiste du Cirad. "Je ne vais pas pleurer sur le fait que 70% des pesticides utilisés dans la banane antillaise ont été supprimés en 15 ans, c'est un exploit qu'aucune filière française n'a réalisé, rappelle Denis Loeillet avant de nuancer. Tant que [les producteurs] n'ont pas atteint la sortie du tunnel du dernier km avec la cercosporiose, ça agit sur leur coût de production. Donc là, ils ont un boulet au pied alors qu'ailleurs ils ont accès à toute la pharmacie."
Une aide européenne "pas adaptée"
Les producteurs de banane antillais ne sont pourtant pas abandonnés : ils bénéficient depuis 2006 du POSEI (Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité), une aide européenne pour l'agriculture Outre-mer, dont l'enveloppe tourne autour de 129 millions d'euros chaque année pour la banane antillaise.
Or, dans un rapport publié en septembre 2023, la Cour des comptes indiquait que cette subvention permet de "garantir un niveau de soutien relativement constant d’une année sur l’autre en dépit de la baisse de la production de bananes aux Antilles observée depuis 2017". Le graphique ci-dessous montre en effet que depuis 2017, le montant des aides ne suit pas l'évolution de la production.
"Effectivement, en valeur absolue, l'aide est conséquente, reconnaît le représentant de Banamart. Mais elle n'est plus adaptée à notre système." En cause : l'arrêt du traitement aérien et de l'épandage généralisé, remplacé par la lutte mécanique, les dégâts climatiques et ceux de la cercosporiose ont entraîné une baisse de la production de 270.000 tonnes en 2014 à 185.000 tonnes en 2023, alors que les coûts fixes restent les mêmes.
"Vous utilisez le même personnel pour faire ce tonnage de 2014 et celui d'aujourd'hui, même plus aujourd'hui puisqu'on a de moins en moins de molécules de synthèse, assure-t-il. Donc notre regret, c'est de n'avoir pas plus exigé ou demandé de la part du gouvernement français des aides pour la transformation agroécologique."
La moitié des producteurs menacée de disparition ?
Avec la baisse du prix à l'import qui signifie une perte de plus de 10 millions d'euros en plus de la cercosporiose noire, "nous craignons, sur les 500 producteurs que nous avons, d'en perdre sur deux ou trois ans plus de la moitié, témoigne Jean-Claude Marraud des Grottes. Ils ne pourront pas tenir."
Lui-même employeur d'une quarantaine de salariés, il assure que son "obsession, c'est de monter la production".
On n'en dort pas la nuit. On est vraiment arrivé à la limite du système.
Jean-Claude Marraud des Grottes
C'est pour cette raison qu'ils ont sollicité le ministère de l'Agriculture pour bénéficier d'une aide par le biais de l'agroécologie sur trois ou cinq ans. "Nous sommes partis de très loin, nous avons voulu être vertueux pour contrer l'image chlordécone qu'on avait, donc a mis le paquet et ça s'est traduit par des baisses de volume, rappelle le producteur. Donc aidez-nous à tenir pendant les cinq ans qui viennent."
Pourquoi cinq ans ? Parce que c'est d'après lui le temps nécessaire pour développer des plants tolérants à la cercosporiose noire, les autoriser et les déployer.
Futurs plants "OGM" ?
Problème : ces semences attendues comme le messie seraient issues des new genomics technics (NGT) c'est-à-dire des nouvelles techniques de sélection permettant de modifier le matériel génétique d'une espèce vivante, mais sans introduire de gène d'une espèce étrangère.
Ces techniques réveillent en tout cas le vieux débat sur les OGM, et la question de leur utilisation se joue en ce moment à Bruxelles, avec d'un côté les promoteurs qui y voient un espoir de développer des plants plus résistants mais au prix, selon ses détracteurs, d'une manipulation encore hasardeuse et d'une forme de privatisation du vivant.
D'après Denis Loeillet, qui porte aussi une initiative internationale autour de la création et de la sélection de variétés résistantes à la cercosporiose et à la fusariose (une autre maladie des bananiers), le problème est que le marché international de la banane dessert repose sur quasiment une seule variété, la Cavendish. Pour lui, les trois voies de sortie possibles sont :
- "Soit des variétés non Cavendish mais sur lesquelles on arrive à approcher les standards.
- Soit des variétés complètement différentes, mais à ce moment-là il faut que ce soit le système distributif qui s'intéresse à ça.
- Soit des variétés Cavendish résistantes à la cercosporiose noire et à la fusariose."
Drones d'épandage ?
En plus ou en attendant une aide de l'État, les producteurs souhaiteraient aussi une autorisation ou a minima une dérogation aux Antilles afin d'utiliser des drones pour épandre les produits autorisés contre la cercosporiose.
"On a eu quelques autorisations d'essais qui sont concluants sur le plan technique, mais on n'a pas encore les autorisations administratives", résume Jean-Claude Marraud des Grottes qui fonde de "gros espoirs" sur ces engins "vertueux".
La réponse du ministère est attendue par les groupements de producteurs courant janvier : "On a un effet d'urgence. Faut vraiment qu'on envoie un signal mais aussi des aides sonnantes et trébuchantes à des producteurs qui vont arrêter. C'est inéluctable, c'est mathématique : on va dans le mur."