"Ce n’est pas que je ne veux pas payer, c’est que je ne peux pas payer; lance une cliente dans un supermarché en Martinique. Je ne peux pas accepter qu’un paquet de papier cul coute trois fois le prix de l’hexagone en Guadeloupe" La colère de cette mère de famille a fait le tour des réseaux sociaux. Elle traduit le désespoir, d’une population ultramarine qui voit son pouvoir d’achat diminuer chaque année.
La grande pauvreté touche cinq à dix fois plus les départements d’outre-mer (DOM) que la métropole, selon les données de l’Insee pour l’année 2018. Elle frappe plus de 10 % des populations guadeloupéenne, martiniquaise et réunionnaise et près de 30 % des Guyanais, contre 2 % des habitants de l’Hexagone. L’institut estime que trois quarts de la population mahoraise vit dans la grande pauvreté.
Des produits alimentaires de 40 à 78 % plus chers Outre-mer
À Nouméa, à Paris ou à Pointe-à-Pitre, lorsque le consommateur se présente avec son chariot à la caisse d’un supermarché, l’addition n’est pas la même. Le consommateur guadeloupéen va payer en moyenne 40 % plus cher, le Calédonien + 78 %, le Réunionnais + 37 %, le Mahorais + 30 % et le Polynésien + 45 % plus cher que dans un supermarché parisien. Cette différence de prix, nous avons pu la vérifier sur un paquet de riz de 1 kilos, un produit alimentaire qui entre dans le panier des produits de première nécessité. À Paris, il coûte 3 euros 59 contre 8 euros 06 à Fort-de-France.
Le coût d’acheminement plombe les prix
Avant d’arriver dans les rayons d’un supermarché à Fort-de-France, à Saint-Denis de la Réunion ou à Cayenne, ce paquet de riz va traverser l’océan et connaître jusqu’à une quinzaine d’intermédiaires qui vont s’ajouter au prix initial. C’est ce que l’on appelle le coût d’acheminement : le transport, les taxes, l’octroi de mer pour La Réunion, Mayotte, les Antilles et la Guyane, mais aussi les frais de stockage, les marges, les salaires. "Un conteneur de pâte alimentaire, soit 20 000 euros de marchandises aura un coût d’acheminement de 5000 euros et un Octroi de mer de 9,5 %. Lorsqu’il arrivera au port de Fort-de-France et avant que le magasin ne prenne le moindre centime de marge, il aura augmenté de 45%, pour le riz avec un octroi de mer à 22,5 % c’est plus de 50 % d’augmentation par rapport à son prix de départ", indiquait lors d’une audition à l’Assemblée nationale, Stéphane Hayot, le directeur général du Groupe Bernard Hayot. Si la taxe Octroi de mer augmente le prix des produits alimentaires, elle est aussi une ressource financière essentielle pour les collectivités locales et les élus y sont profondément attachés. Elle représente en moyenne près d’un tiers des ressources des communes.
Souvent montrée du doigt pour son manque de transparence, la grande distribution, comme le groupe Bernard Hayot, très présent dans les Outre-mer et qui emploie 15 900 collaborateurs et dégage un chiffre d’affaires de 3 milliards d’euros, se défend de réaliser des marges excessives. "Les écarts de prix avec la métropole ne viennent pas de mauvais comportements des entreprises, mais bien de contraintes structurelles dont les principales sont la taille des marchés et l’éloignement géographique de nos sources d’approvisionnement".
Des progrès, mais pas suffisants
Depuis plusieurs décennies, de nombreuses initiatives ont été entreprises pour maîtriser les prix. L’Observatoire des prix crée en 2010 permet notamment d'éclairer les acteurs économiques et les pouvoirs publics sur la formation des prix et des marges au cours des transactions au sein de la chaîne de commercialisation des produits alimentaires.
Le Bouclier Qualité Prix institué par la loi du 20 novembre 2012 est un dispositif de lutte contre la vie chère qui permet de garantir un rapport qualité / prix pour une liste de produits de grande consommation. Ces solutions représentent un progrès, mais elles ne sont pas suffisantes pour lutter efficacement et durablement contre la vie chère. Les consommateurs regrettent notamment un manque de visibilité dans les rayons et un manque d’information sur ces produits à prix réduits.
Supprimer le coût d’acheminement sur tous produits de première nécessité
Pour tenter de sortir d’un conflit qui ne faiblit pas, Serge Letchimy, le président du Conseil Exécutif de la Martinique, a proposé le retrait de l’octroi de Mer sur plusieurs milliers de produits. Cette mesure, limitée dans le temps, doit encore être validée lors de la plénière du 3 octobre prochain. Elle représenterait un manque à gagner de 5,9 millions d’euros pour la collectivité locale.
Olivier Sudrie, économiste spécialiste des Outre-mer, suit avec la plus grande attention ces négociations et pour lui, il faut aller encore plus loin pour lutter contre la vie chère aux Antilles et ailleurs dans les Outre-mer. Sa solution serait de faire supporter la totalité du coût d’acheminement de l’ensemble des produits alimentaires de première nécessité aux produits moins essentiels.
"Ça permettra de baisser sensiblement le prix des pâtes, de l’huile, des couches pour bébés et ça majorera le prix d’un téléviseur, d’un smartphone ou le prix d’une bouteille de champagne",
Olivier Sudrie
L’autre solution avancée par cet économiste est plus sensible. "Il faut s’attaquer aux revenus en réduisant la sur-rémunération de la fonction publique la mieux rémunérée. On pourrait ainsi dégager de la ressource pour donner via une prime d’activité un complément de revenus aux ménages travailleurs les plus modestes", affirme-t-il.
Investir davantage dans les Outre-mer
"Pour baisser les prix des produits alimentaires, il faut que les entreprises investissent davantage Outre-mer" suggère Ivan Odonnat, président de l’IEDOM, l’institut d’émission des Outre-mer. L’économiste cible trois priorités. "Les Outre-mer doivent en premier lieu progresser vers l’autonomie alimentaire en développant les filières agricoles et la production locale. Il faut ensuite renforcer les infrastructures portuaires pour mieux les identifier sur les routes maritimes et les rendre plus compétitives. Enfin, la troisième priorité est celle de parvenir à un mix énergétique qui offre une part beaucoup plus large aux énergies renouvelables pour ne pas être dépendants de produits d’énergie fossiles importés à des prix fixés par les marchés internationaux et qu’on ne maîtrise pas", conclut-il.
Faciliter le commerce avec pays limitrophes
L’Europe a sa part de responsabilité dans la vie chère Outre-mer. Elle a aussi des solutions entre ses mains pour permettre aux territoires ultramarins d’aller chercher des produits plus près et donc moins chers. "Il y a un certain nombre de verrous qui sont dans les règlements européens et qui empêchent La Réunion de s’approvisionner en Afrique du Sud ou la Guyane par exemple de commercer avec le Brésil plutôt qu’avec les pays européens. Ces normes doivent être supprimées de nos règlements et nous devons lister les dérogations pour ouvrir nos territoires au commerce avec des pays proches de chez eux", affirme Younous Omarjée, député européen de La Réunion et vice-président du Parlement.
Depuis plus de 20 ans les rapports, les conseils interministériels, les tables rondes sur la vie chère Outre-mer se succèdent. Les solutions sont toujours identifiées, mais jamais vraiment appliquées… Car, depuis plus de 20 ans, les monopoles économiques résistent, les politiques manquent de courage et la grande distribution de transparence…
Le grand format de Pierre Lacombe et Nordine Bensmail