[8 MARS] Femmes d'Outre-mer. Le Potomitan, force et souffrance des femmes antillaises

Dolores Belair, une Guadeloupéenne vivant à Morne-à-l'Eau (Grande-Terre), attachant une écharpe Madras à une petite fille.
En créole antillais, le Potomitan désigne le "pilier central", la colonne sur laquelle repose toute une structure. En Guadeloupe et en Martinique, le terme se réfère également aux femmes, ou plutôt aux mères, qui jouent un rôle fondamental dans la famille et la société. Mais si le concept confère une certaine forme de pouvoir aux Antillaises, il est aussi synonyme de souffrance.

La sculpture se dresse au milieu de la cour du Mémorial ACTe, à Pointe-à-Pitre. D'une belle couleur cuivrée, elle prend toute la place. Elle est imposante. "C'est l'origine des racines et le pilier central du peuple guadeloupéen", indique le centre consacré au souvenir de la traite négrière et de l’esclavage, en Guadeloupe. Cette sculpture s'appelle le Potomitan, qui signifie "pilier central" en créole. Un hommage aux esclaves qui se sont battus pour mettre fin à la traite. Mais cette sculpture a aussi un écho dans la structure familiale guadeloupéenne et martiniquaise. Ce Potomitan, c'est la manman (la mère). 

L'écrivain originaire de la Martinique Patrick Chamoiseau évoquait dans le podcast #MaParole le rôle central que jouait sa mère, Man Ninotte, dans le foyer, lorsqu'il était petit. "Il a fallu que je me mette à écrire (...) pour m'apercevoir que ma mère était au cœur de mon existence", racontait-il au micro d'Outre-mer La 1ère.

Dans les cultures antillaises, on a des structures familiales qui sont matrifocales, c'est-à-dire centrée autour de la mère. Ça vient de la plantation esclavagiste, où le père n'avait pas de place, parce que le père symbolique, c'était le maître esclavagiste. Ce qui fait que, l'esclave qui était père n'était ni propriétaire de ses enfants, ni même inscrit dans la cellule familiale.

Patrick Chamoiseau, écrivain, à Outre-mer La 1ère

À première vue, le Potomitan peut sembler être une consécration pour les femmes antillaises. "Ce terme est utilisé pour souligner à quel point les femmes sont investies", explique Stéphanie Mulot, anthropologue guadeloupéenne au Laboratoire caribéen de sciences sociales de l’Université des Antilles. Les femmes sont écoutées, les femmes décident, les femmes sont en charge. De là à parler de matriarcat, il n'y a qu'un pas.

Des manifestants participent à un rassemblement à Fort-de-France, en Martinique, le 22 novembre 2021, dans le cadre d'une grève générale pour protester contre les mesures visant à freiner la propagation du Covid-19.

L'héritage de l'esclavage

Et pourtant, nous en sommes loin. Le Potomitan, à l'image de la sculpture du Mémorial ACTe, est lourd. Il pèse sur les épaules des femmes, des mères et des grands-mères. "Les femmes n'ont pas le choix, en fait. Elles sont obligées de s'investir dans la vie de famille, souvent en l'absence des hommes. Ou parfois, même quand l'homme est là, elles occupent toutes les fonctions domestiques", décrit l'anthropologue.

Elles ont une charge éducative, une charge mentale, une charge économique qu'elles gèrent seules, parce que les hommes soit ne prennent pas leur place, soit sont ailleurs, soit disent qu'ils sont empêchés de le faire par ce Potomitan qui estime savoir mieux qu'eux.

Stéphanie Mulot, anthropologue

Cette structure tournée autour des femmes antillaises trouve en partie son origine dans l'héritage laissé par les plantations esclavagistes. Mais sur ce point, les chercheurs peinent à se mettre d'accord. Récemment, Aurélia Michel, du Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques, a publié Un monde en nègre et blanc (2020, Seuil), dans lequel elle expliquait qu'il n'y avait pas eu de distinction entre les hommes et les femmes esclaves dans le travail qu'ils devaient effectuer dans les colonies. C'est faux, lui rétorque Arlette Gautier, professeure de sociologie à l'Université de Bretagne occidentale et spécialiste de la période esclavagiste dans les départements d'Outre-mer.

Selon les périodes, défend la sociologue, des politiques démographiques ont été mises en place dans les plantations pour favoriser la natalité. Les femmes esclaves étaient donc au cœur de cette stratégie nataliste. "Au XVIIᵉ siècle, on disait : 'Il faut les marier, comme ça elles auront plein d'enfants'. Au milieu du XVIIIᵉ siècle, on disait plutôt : 'Peu importe le père, il faut qu'elles aient des enfants, ça nous rapportera de l'argent'", décrit Arlette Gautier, en écho aux propos de Patrick Chamoiseau. 

Ces familles éclatées et dominées où l'on ne laissait aucune place au père esclave étaient un prémisse au Potomitan antillais. Dans les plantations, le mariage n'était pas favorisé et la filiation ne se faisait pas par les pères biologiques, mais par les maîtres d'esclaves.

Sculpture de quatre esclaves enchaînés par une chaîne venue du Benin et datant du 19e siècle


Ce rôle de maman que les esclaves devaient honorer ne leur a par ailleurs pas permis de se défaire de leur condition aussi facilement que les hommes. Ceux-là pouvaient fuir plus aisément les plantations car ils n'avaient pas d'attaches. "Les maronnes [femmes qui fuyaient l'esclavage] ont existé, même si elles ont été un peu moins nombreuses que les hommes. D'une part, avoir des enfants les gênait dans le fait de partir. D'autre part, les esclaves hommes étaient plus souvent prêtés, et donc ils connaissaient mieux l'extérieur", ce qui leur donnait un avantage pour fuir, détaille Arlette Gautier.

Une "arnaque"

L'histoire de ces hommes fuyants la famille est restée une des caractéristiques du Potomitan contemporain. Dans les Antilles françaises, la monoparentalité est trois fois plus importante que dans l'Hexagone. En Guadeloupe, par exemple, près de 60 % des enfants vivent avec un seul de leurs parents, et c'est en général leur mère, qui porte le fardeau.

Mais de plus en plus, les militantes féministes antillaises visent à déconstruire le mythe du Potomitan, vécu comme une "arnaque". "Arnaque parce que la vie du Potomitan, c'était de servir l'homme de la maison, c'était d'être toujours en retrait, c'était de ne pas penser à soi", liste Stéphanie Mulot, engagée contre cette représentation des femmes antillaises.

Mais contrairement à d'autres territoires d'Outre-mer, où les femmes peinent à faire entendre leurs voix malgré des évolutions qui vont dans le bon sens, comme à Mayotte ou en Polynésie, les femmes antillaises ont réussi à s'emparer de ce Potomitan pour le transformer en instrument politique. En Martinique et en Guadeloupe, nombreuses sont celles qui ont enchaîné les positions de pouvoir, que ce soit aux conseils généraux, régionaux, à la députation ou aux postes de sénatrices : Marie-Luce Penchard, Lucette Michaux-Chevry, Josette Borel-Lincertin...

Lucette Michaux-Chevry posant sur un stand de marché après une victoire électorale


Pourtant, "il reste des problématiques de domination des hommes malgré un environnement qui favorise l'affirmation du Potomitan, des femmes, mais dans un rôle toujours quadrillé", nuance Stéphanie Mulot.