"Je souhaite que nous retrouvions le chemin de l’apaisement" : face à un Parlement éclaté, le jeu d'équilibriste de Michel Barnier sur le dossier calédonien

Le Premier ministre Michel Barnier au Sénat, le 2 octobre 2024.
Après avoir annoncé le report des élections provinciales en Nouvelle-Calédonie et l'abandon du projet de loi constitutionnelle portant sur le dégel du corps électoral calédonien mardi lors de son discours de politique générale, le nouveau Premier ministre s'est trouvé sous le feu des critiques de la part des non-indépendantistes, qui ont accusé le gouvernement de "partialité". Michel Barnier a tenté de corriger le tir pour ne pas perdre le soutien des députés macronistes.

Michel Barnier le sait : sa majorité relative à l'Assemblée nationale ne tient qu'à un fil. Et ce fil pourrait bien être le si délicat dossier calédonien, au cœur d'une polémique entre les députés macronistes d'Ensemble pour la République (EPR) et le Premier ministre Les Républicains (LR) depuis deux jours. Tout commence mardi 1ᵉʳ octobre, journée de rentrée parlementaire à l'Assemblée nationale. Le nouveau chef du gouvernement, qui a pris le temps de former une équipe ministérielle respectant peu ou prou les équilibres politiques des différents mouvements qui composent l'Assemblée, se rend au Palais Bourbon pour y exposer sa feuille de route qui guidera son action les prochains mois.

Sur les Outre-mer, le locataire de Matignon promet d'organiser un nouveau Comité interministériel des Outre-mer (CIOM) en début d'année prochaine pour, entre autres priorités, lutter contre la vie chère. Mais le chef du gouvernement n'en dit pas plus concernant les territoires ultramarins, au grand dam des élus ultramarins. Sauf pour la Nouvelle-Calédonie, qui a eu droit à un traitement particulier de la part du Premier ministre. "Une nouvelle période doit maintenant s’ouvrir, consacrée à la reconstruction économique et sociale de la Nouvelle-Calédonie et à la recherche d’un consensus politique concernant son avenir institutionnel", clame-t-il, sous l'œil attentif de quelques représentants calédoniens venus à Paris pour plaider la cause de leur territoire auprès des dirigeants et des forces politiques. 

Lors de sa déclaration de politique générale, mardi 1er octobre, le Premier ministre a dévoilé les grandes lignes de son programme gouvernemental.

Apôtre de "l'apaisement", le Premier ministre annonce devant une Assemblée bondée le report à fin 2025 des élections provinciales du Caillou, qui devaient se tenir d'ici au 15 décembre. La mesure fait consensus. Le territoire ne pouvait pas organiser un scrutin si important alors que les affrontements continuent entre manifestants et forces de l'ordre et que l'économie s'écroule littéralement.

La fronde de Metzdorf

En revanche, une autre annonce de taille provoque un séisme politique. "Je suis en mesure d'annoncer, en accord avec le président de la République (...) [que] le projet de loi constitutionnelle sur le dégel du corps électoral adopté en mai ne sera pas soumis au Congrès [réuni à Versailles]", déclare Michel Barnier. Les personnalités calédoniennes ont appris la nouvelle dans un courrier qui leur a été adressé juste avant le début du discours de politique générale. "On ne sait pas à quelle sauce on va être mangés", s'inquiète l'une d'elles.

Dans l'Assemblée nationale, les élus de gauche applaudissent le Premier ministre de droite. En revanche, il y en a un qui a du mal à digérer la nouvelle : le député Nicolas Metzdorf, figure des loyalistes calédoniens et fervent défenseur du dégel du corps électoral, quitte l'hémicycle avant même la fin du discours de Michel Barnier. Élu depuis 2017, il siège dans les rangs d'Ensemble pour la République, le groupe du parti présidentiel. Celui-là même qui a poussé pour l'adoption de la réforme constitutionnelle en début d'année. Le président de la République Emmanuel Macron ne cachait d'ailleurs pas son inclinaison vers le camp non-indépendantiste. Nicolas Metzdorf, seul porte-parole des loyalistes à l'Assemblée nationale, pouvait donc se réjouir d'avoir un allié à la tête de l'État. Mais ça, c'était avant la dissolution et la débâcle des macronistes aux élections législatives.

Le député de Nouvelle-Calédonie Nicolas Metzdorf.

Le parlementaire est désormais énervé : "Le Premier ministre est passé à côté des priorités des Calédoniens. Il n’a fait aucune annonce financière", peste-t-il depuis la cour du Palais Bourbon. "Je lui avais dit [à Michel Barnier, NDLR] qu’il fallait faire des annonces sur l’économie, et reprendre l’institutionnel plus tard. Il ne nous a pas écoutés." Remonté, le Calédonien annonce alors qu'il votera la motion de censure que veut déposer la gauche. Pour lui, Barnier a dépassé les bornes. Et même s'il siège dans un groupe qui soutient le gouvernement, Nicolas Metzdorf votera pour le faire chuter. Un désaveu pour le Premier ministre, qui a durement bataillé pour s'assurer d'un soutien assez large au Parlement en faisant des appels du pied à toutes les forces politiques, à droite, au centre, mais aussi à gauche et à l'extrême-droite.

Le Président pas au courant

La colère froide de Nicolas Metzdorf n'est pas le seul caillou qui vient se loger dans la chaussure du locataire de Matignon. Selon Politico, bien au fait des coulisses de la vie politique, il semblerait que le chef de l'État lui-même n'était pas au courant des annonces de son Premier ministre sur la Nouvelle-Calédonie. "Il avait demandé à Michel Barnier de ne pas parler de ce sujet-là [le dégel du corps électoral, NDLR] et de se concentrer sur l’économie", a indiqué une source à la newsletter. L'intéressé a fait tout l'inverse.

Cet affront n'a pas été du goût de la Macronie. Michel Barnier est un chef de gouvernement qui marche sur des œufs. Il n'a d'autre choix que de contenter à la fois sa famille politique, Les Républicains, mais aussi l'ex-majorité présidentielle, composée d'EPR, du MoDem et du parti Horizons d'Edouard Philippe. Sans compter qu'il doit tenter de s'attirer les bonnes grâces du petit groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT) et éviter de trop bousculer les oppositions à l'extrême-droite (Rassemblement national) et à gauche (Nouveau Front Populaire) pour éviter qu'elles ne se coalisent et le renversent à la première occasion.

Le Premier ministre Michel Barnier lors de son discours de politique générale, le 1er octobre 2024, à l'Assemblée nationale.

Tout comme au Parlement, Michel Barnier doit jouer la carte transpartisane sur le dossier calédonien, qu'il compte bien gérer en tandem avec le nouveau ministre des Outre-mer François-Noël Buffet. Quitte à griller la priorité à Emmanuel Macron, qui a voulu s'emparer du sujet après les émeutes qui ont commencé au mois de mai. C'est d'ailleurs ce qu'il assurait aux élus de Nouvelle-Calédonie qu'il avait reçu à l'Élysée en juillet. Mais, depuis la dissolution et les élections législatives, le président est affaibli politiquement. Sa marge de manœuvre est limitée. L'avenir institutionnel du Caillou ne s'écrira pas sans le Parlement et le gouvernement.

La riposte à l'Assemblée

Sauf que les députés de la Macronie, dans la même ligne que son seul représentant calédonien Nicolas Metzdorf, n'ont pas dit leur dernier mot. Le groupe EPR a décidé de laisser son temps de parole au loyaliste, mercredi, lors de la toute première séance de questions au gouvernement.

Toujours vexé par le discours du Premier ministre de la veille, le Calédonien interpelle directement le Premier ministre. "Hier, lors de votre déclaration de politique générale, les Calédoniens se sont sentis humiliés (…) parce que vous les avez abandonnés en abandonnant le dégel du corps électoral en Nouvelle-Calédonie", lance-t-il dans l'hémicycle.

Pour lui répondre, ce n'est pas Michel Barnier qui se lève des bancs du gouvernement, mais son bras droit du ministère des Outre-mer, François-Noël Buffet. "Notre seul objectif est l’efficacité : il faut des réponses simples et concrètes, qui permettent à la Nouvelle-Calédonie d’emprunter enfin un chemin positif pour tous les Calédoniens et pour la France", réplique le ministre. "Votre intervention ne comporte aucune réponse concrète. Vous n’exprimez pas la volonté d’assurer le dégel du corps électoral et vous n’annoncez aucune somme aux Calédoniens pour la survie de leurs entreprises. C’est décevant !", tance en retour Nicolas Metzdorf, applaudi par ses collègues d'EPR.

La guerre froide entre le chef du gouvernement et les députés macronistes continue lorsque, plus tard, c'est Michel Barnier lui-même qui décide de répondre à la question de l'indépendantiste kanak Emmanuel Tjibaou. "Monsieur le Premier ministre, je vous transmets le salut du mouvement indépendantiste et des progressistes calédoniens", remercie le premier député indépendantiste à siéger à l'Assemblée nationale depuis les années 1980 en préambule de sa question portant sur la situation en Nouvelle-Calédonie. 

Comme il a été indiqué plus tôt à d’autres députés inquiets de la situation en Nouvelle-Calédonie, je souhaite que nous retrouvions le chemin de l’apaisement. C’est dans cet esprit que je me suis exprimé hier, comme vous l’avez relevé.

Michel Barnier, Premier ministre, répond à Emmanuel Tjibaou

C'en est trop pour les macronistes, qui, pour certains, se lèvent et sortent de l'hémicycle, comme le rapportent les journalistes du Monde. Parmi eux, l'ancien ministre de l'Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, redevenu député. Tout un symbole : c'est lui qui gérait de près le dossier calédonien lorsqu'il était encore Place Beauvau. La nouvelle approche de Michel Barnier sur le dossier est frustrante pour les anciens responsables politiques. 

La volte-face de Barnier

Après cette séance de questions au gouvernement houleuse, Nicolas Metzdorf se retranche dans ses positions. Dans la salle des Quatre-Colonnes, il estime au micro d'Outre-mer la 1ère que "Michel Barnier commence à choisir son camp (...). Il répond à un député [l'indépendantiste Emmanuel Tjibaou, NDLR] et pas à un autre [lui-même], ça marque quand même une forme de partialité de l'État". Pour l'élu kanak, au contraire, "c'est le signe qu'on prend en considération les parties prenantes".

Le député Emmanuel Tjibaou, en Nouvelle-Calédonie.

Mais le Premier ministre n'est-il pas allé trop loin en poussant dans ses retranchements une partie des acteurs calédoniens ? Pour sortir le territoire de la crise mais aussi continuer de piloter le gouvernement, Michel Barnier n'aura d'autre choix que de s'assurer du soutien de tous. C'est pourquoi, mercredi 2 octobre, dans l'après-midi, le Premier ministre a voulu rééquilibrer les choses.

Lors de son discours de politique générale prononcé devant le Sénat, le Premier ministre n'insiste plus sur l'abandon de la réforme constitutionnelle sur le dégel du corps électoral. Cette fois-ci, il dit son "engagement à faire face à l'urgence économique et sociale" du territoire, comme le réclamait Nicolas Metzdorf. "J'examine les conditions de prolongation des aides d'urgence pour les prochaines semaines. De nouvelles mesures de soutien aux populations en difficulté doivent être mises en œuvre", annonce-t-il alors.

Michel Barnier en profite aussi pour préciser le champ d'action de la mission de concertation qui sera emmenée par la présidente de l'Assemblée, Yaël Braun-Pivet, et le président du Sénat, Gérard Larcher : "L'organisation et les compétences des pouvoirs locaux devront être abordées, de même que la composition du corps électoral et son élargissement pour les prochaines élections provinciales." En prononçant les termes "élargissement" et "corps électoral", le locataire de Matignon fait un geste vers les non-indépendantistes et les troupes du président. Un partout, balle au centre. 

Les deux camps satisfaits

Ce n'est pas un rétropédalage, tient toutefois à nuancer une source gouvernementale à Public Sénat. Car le texte sur le dégel du corps électoral adopté en début d'année par les deux chambres du Parlement ne sera bel et bien pas examiné par le Parlement réuni en Congrès. De toute manière, la réforme faisait mention d'une date limite fixée au 1er juillet 2024 pour que les différents camps calédoniens trouvent un accord. Or, l'Assemblée a été dissoute entre-temps. Le texte était donc, en l'état, caduque. Mais cette annonce permet de rassurer ceux qui, comme le député Metzdorf, avait interprété les paroles du Premier ministre comme un abandon pur et simple du dégel du corps électoral. 

Ce revirement gouvernemental a fonctionné : dans un communiqué, Nicolas Metzdorf a salué "le changement d'orientation du Premier ministre" qui acte selon lui "l'obligation politique et juridique d'élargir le corps électoral pour les prochaines élections provinciales". Le Premier ministre n'a pourtant pas annoncé texto que le corps électoral calédonien serait élargi. 

Mais peu importe comment le discours au Sénat du chef du gouvernement est interprété, les deux camps non-indépendantistes et indépendantistes semblent satisfaits après ces deux longues journées de jonglage au sommet de l'État. Le sénateur Les Républicains de Nouvelle-Calédonie, Georges Naturel, considère que le "message a été passé". "La question du corps électoral se fera quand on pourra renouer les fils du dialogue", dit-il. Pour Philippe Gomès, ancien député et représentant de la frange modérée des non-indépendantistes, il n'y a pas de contradiction dans les déclarations du Premier ministre. "Il y a un engagement clair pris à l'Assemblée nationale : le texte sur le dégel du corps électoral est mort-né, et on le constate. Deuxième élément : la mission [emmenée par Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher] devra traiter plusieurs sujets parmi lesquels celui-là [celui du corps électoral]."

Même satisfaction du côté indépendantiste. Le président du Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie, Eloi Gowe, qui était au Palais du Luxembourg jeudi avec la délégation calédonienne, considère que "nous avons été entendus (...). Il y aura encore quelques réglages à faire, mais globalement, nous sommes satisfaits". "Sur la suite, nous attendons de voir, abonde le sénateur indépendantiste Robert Xowie. Ce qui importe aujourd'hui, c'est la méthode, la manière d'approcher les problèmes."

Michel Barnier a donc réussi son jeu d'équilibriste en faisant un pas dans la direction des indépendantistes et des non-indépendantistes. Mais "la vigilance demeure", prévient Nicolas Metzdorf, qui ne s'interdit pas de remettre le Premier ministre sous pression en cas de nouveau désaccord. Le dossier calédonien est sans aucun doute un des plus délicats que devra gérer le gouvernement, qui avance sur une ligne de crête.