Extrêmement doué, le chevalier de Saint-George avait deux cordes principales à son arc : la musique et l’escrime. Né esclave en Guadeloupe, Saint-George a intégré à l’âge de 13 ans l’école d’un maître d’armes connu dénommé Nicolas Texier de La Boëssière. Grâce à cet apprentissage, grâce aussi à ses dons, le chevalier est devenu l’un des meilleurs escrimeurs de son époque, le 18e siècle, le siècle des Lumières. Nous avons choisi de vous raconter le parcours du chevalier en six épisodes de 30 mn. Le récit est vivant, enrichi de nombreuses interviews d’écrivains, d’historiens, de musiciens et d'archives.
Deuxième épisode : un escrimeur de génie
Retrouvez ici les six épisodes de Zistoir consacrés au chevalier de Saint-George.
Pour chaque épisode, nous vous proposons en bonus une interview écrite de l’un des invités du podcast. Cette semaine il s’agit de l’écrivain et réalisateur guadeloupéen Claude Ribbe, auteur d’une biographie du chevalier de Saint-George (éditions Tallandier).
Outre-mer la 1ère : À partir de treize ans, le chevalier de Saint-George est mis en pension chez Nicolas Texier de La Boëssière, le meilleur maître d'armes de France. Qui était précisément Nicolas de la Boissière ?
Claude Ribbe : c'est un maître d'armes extrêmement célèbre à l'époque. Il est originaire du département actuel de la Charente-Maritime. Il est connu de tous les escrimeurs et il tient une pension pour jeunes gens qui se destinent à la carrière des armes en tant qu'officier, donc des gens nobles puisque, pour réussir à l'époque dans la carrière militaire, il faut faire état de plusieurs quartiers de noblesse, sinon on reste dans les grades inférieurs. Sa pension se trouvait dans une rue qui n'existe plus à Paris, rue de la Calandre, entre Notre Dame et le Palais de Justice. On peut imaginer Saint-Georges au milieu de tous ces jeunes aristocrates qui souvent avaient leurs valets. On venait les coiffer, les poudrer. C'est quand même un endroit très chic pour un jeune homme. Mais au-delà de tout cela, il y a quand même le côté sportif qui compte dans cette éducation de jeunes gens de bonne famille. Et dans ce cadre-là, on forme bien sûr à l'escrime. C'est une discipline aristocratique par excellence. On forme aussi à l'équitation. Les pensionnaires de Texier de La Boëssière vont au manège des Tuileries pour apprendre à monter à cheval. Ils apprennent les figures de la voltige, les figures de haute école, qui sont évidemment des disciplines importantes pour l'équitation, mais qui sont aussi des disciplines utiles puisque la guerre se fait à cheval, surtout pour les officiers. Donc il faut savoir aussi diriger son cheval dans des conditions de guerre. Et la haute école est née comme cela. Donc La Boëssière est ce professeur, cet escrimeur célèbre, mais il a aussi une particularité, il aime tourner des vers, donc il écrit des poèmes. Et au bas du portrait le plus connu de Saint-Georges il y a un poème de La Boëssière qui est très flatteur pour Saint-George. Je ne suis pas sûr que ce soit de la très grande poésie, mais il avait ce don-là. Donc on peut imaginer un personnage à la fois sympathique et très original.
Le chevalier de Saint-George ne prenait pas seulement des cours d’escrime et d’équitation, il y avait aussi des cours de français, de langues étrangères. Est-ce que c’était un enseignement très complet ?
Oui cette éducation permet aux jeunes gens d'apprendre ce qu’un officier doit savoir. Donc j'imagine que le dessin joue un rôle essentiel, pouvoir tirer des plans, apprendre au moins une langue étrangère, l'anglais ou l'allemand, le français, bien sûr et l'histoire. Donc il faut être capable de ne pas passer pour un ignorant complet dans la bonne société. Ce n'est peut-être pas très utile à la guerre, mais il y a un côté social qui est très affirmé dans cette école. C'est une excellente école. Il n'est pas inscrit là par hasard. Il s'y fait des relations, de toute évidence. Et c'est une figure à l'époque de l'Ancien régime, je ne dirais pas un petit marquis, mais enfin, c'est un peu ça.
Et l'escrime, qu'est-ce que ça représentait au XVIIIᵉ siècle ? Est-ce que c'était indispensable quand on était aristocrate, de savoir manier l'épée ?
L'épée est le symbole de la chevalerie, comme le chevalier. Il a une épée à la main et monte à cheval. Donc c'est resté longtemps comme un marqueur de la bonne éducation et surtout de l'appartenance à la noblesse, à l'aristocratie. Et puis il y a une fureur française qui date du XVIᵉ siècle. Ça s'est un peu calmé au XVIIIᵉ siècle, c'est la fureur du duel. Encore un film récent montre à quel point, même au XIXᵉ siècle, la passion du duel était importante pour les Français. C'est vraiment une passion française. Donc au XVIIIᵉ siècle, on défend encore son honneur à l'épée. Et donc pour cette raison-là, l'apprentissage de l'escrime à un très haut niveau est important. Ça peut permettre tout simplement de sauver sa vie. Alors pour les militaires, bien sûr, les armes et en particulier l'épée, le sabre, enfin l'escrime en général, c'est quelque chose d'extrêmement important pour pouvoir combattre. Donc Saint-George est formé à un très haut niveau. Et puis visiblement, il a des dispositions, il doit être ambidextre, il se sert des deux mains et il est très bon. Il y a des descriptions de camarades qui l'ont connu, notamment du fils de La Boëssière et aussi d'Henry Angelo (maître d’armes en Angleterre). Leurs témoignages sur le plan technique montrent qu'il avait une vitesse absolument incroyable et qu'on ne pouvait le surpasser, même s'il a été battu par un Italien. Mais, il était encore très jeune et l’Italien lui-même (Gian Faldoni) reconnaît que Saint-George va progresser et qu'il sera le meilleur escrimeur du monde. Sauf que probablement parce qu'il a été battu dans ce match, il va laisser un peu l'escrime de côté et va s'adonner à sa passion principale qui est la musique.
Est-ce que pendant ses années à l'académie de Nicolas Texier de La Boëssière, le chevalier de Saint-Georges a été confronté au racisme ?
À l’époque où il était à l'académie de La Boëssière, on le voit obligé à quatorze-quinze ans, d'aller pointer, si j'ose dire, sous un faux nom, sous le nom de Joseph Ritondaine. Il est enregistré à l'amirauté. Et ça, c'est clairement raciste. C'est La Boëssière qui signe pour lui. Il est enregistré dans ce registre pour les gens de couleur qui pour la plupart sont des domestiques. On peut imaginer la scène où Saint-George, accompagné de La Boëssière, fait la queue pour s'enregistrer au bureau de l'Amirauté, au palais de justice, c'est quand même très humiliant. La Boëssière qui remplit le formulaire et accompagne ce garçon pour subir cette épreuve, indique qu'il est en pension pour recevoir l'éducation d'un jeune homme de qualité. Ce qui est complètement contradictoire mais qui montre bien la position de La Boëssière et son refus frontal du racisme et de l'esclavage bien sûr. Le racisme était naissant et évidemment de nature à ne pas épargner ce jeune homme. Mais on voit en même temps qu'il est protégé par La Boëssière. Il était protégé aussi par son père. Sous cette double protection, il arrive à faire son chemin.
Dans sa trajectoire de grand escrimeur. Il y a un combat, vous l'avez évoqué, qui a marqué ces jeunes années en 1766 face à Gian Faldoni, le plus grand escrimeur d'Italie. Qui était précisément Faldoni et que sait-on de ce combat qui s'est tenu à Paris ?
Faldoni est un escrimeur italien qui vient à Paris pour s'établir et pour montrer qu'il est bon. Il va s'adresser aux meilleurs escrimeurs de l'époque dans l'espoir d'un match qui démontre ses capacités. Saint-George, qui évidemment passe pour le meilleur, même s'il est très jeune, ne peut pas refuser de se battre contre Faldoni. Mais c'est un match amical, ce n'est pas un duel et on compte le nombre de touches. Saint-George n'a pas le dessus, de peu. Mais voilà, Faldoni est très bon et démontre ce qu'il voulait démontrer. Il écrit le lendemain que Saint-George est encore jeune mais que de toute évidence, il va s'améliorer. Il laisse entendre que s'il avait eu le même âge et la même expérience, il n'aurait pas gagné. Donc ce n'est pas vraiment une défaite pour Saint-George, même si le jeune homme à cette époque a pu le prendre ainsi.
Le chevalier de Saint-Georges, il est doué pour tous les sports. Il monte à cheval à merveille, il danse, il patine sur glace, il excelle au tir. C'est aussi un grand nageur. On raconte qu'il a nagé dans la Seine avec un bras attaché dans le dos. Est-ce qu'il aurait pu participer aux Jeux olympiques, le cheval de Saint-Georges, s'il avait vécu à notre époque ?
Je pense que le chevalier de Saint-Georges est ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui un sportif de haut niveau et que, à travers toutes les disciplines dans lesquelles il excellait, on pourrait l'imaginer au moins disputant les épreuves du pentathlon ou quelque chose comme ça. L'escrime, l’équitation, la natation, le tir font partie du pentathlon. Le sport n'est pas vraiment codifié à l'époque. Le sport est naissant, mais c'est un sportif, c'est clair. Cela suppose un entraînement, une condition qu'il devait certainement entretenir.
Est-ce exact qu'il ait nagé dans la Seine avec le bras attaché dans le dos ?
Oui c'est vrai comme le fait qu’il a sauté à pieds joints le large fossé d'un château en Angleterre. À l’époque, on aimait les paris, ça faisait partie des habitudes de la bonne société. On jouait beaucoup, on jouait de l'argent et on adorait lancer des défis comme on dirait aujourd'hui. Donc comme il avait beaucoup de talents, il acceptait volontiers les défis. On peut imaginer que ça faisait partie des habitudes de la bonne société. Aujourd'hui, il aurait été un influenceur, probablement. Les réseaux sociaux auraient raconté ses prouesses.
Quand le chevalier est devenu un grand musicien, il continuait à s'entraîner dans la salle d'armes de La Boëssière. À tel point que quand il arrive en 1787 en Angleterre, il se fait tout de suite adopter par Henry Angelo, le plus grand maître d'armes d'Angleterre. C'est lui qui a organisé un duel qui a fait sensation entre Saint-George et le chevalier d’Eon le 9 avril 1787 à Londres. Qui était le chevalier d’Eon ?
C’est un personnage haut en couleur et très intéressant du XVIIIᵉ siècle. D'abord parce que c'est ce qu'on appellerait aujourd'hui un agent secret. C’est un espion du roi qui bénéficie d'un avantage. Il peut indifféremment passer pour un homme ou une femme. Il a d'ailleurs accompli une mission auprès de l'impératrice de Russie en homme et en femme. Il a aussi un caractère très vif et son langage parfois contraste avec son apparence quand il est habillé en femme. Il est probablement quelqu'un de très amusant, de très attachant. C'est l'ami de Saint-Georges et cette compétition organisée, je pense, par le prince de Galles va défrayer la chronique. C'est une compétition amicale, un match. Mais là encore, comme avec Faldoni, l'idée est de savoir qui va gagner. Alors le chevalier de Saint-George est quelqu'un, je n'ose pas dire de galant, mais en tout cas il semblerait qu'il ait laissé un vieux monsieur ou une vieille dame gagner pour lui faire plaisir. Je pense que c'est probablement par amitié.
Il y a une gravure signée Alexandre Auguste Robineau (en photo en haut de l'article) dans laquelle on voit Saint-Georges affronter le chevalier ou plutôt la chevalière d’Eon parce que là, il est habillé en femme. Elle est incroyable cette gravure.
Il s'agit non seulement d'une gravure, mais d'un tableau que j'ai retrouvé à Londres dans les collections royales. Le tableau de Robineau existe bien. Il y a d'ailleurs un autre tableau de Robineau où l'on voit Saint-Georges avec une épée à la main sur le pré qui semble inviter qui osera se mesurer à lui. Ces deux tableaux de Robineau sont dans les collections du roi d'Angleterre, Charles III qui en a hérité. Rappelons que Saint-George était l'ami du prince de Galles qui figure d'ailleurs dans le fameux tableau représentant le match avec d’Eon.
Au cours de sa vie, le chevalier de Saint-George a été victime d'embuscades violentes à Paris et à Londres. À chaque fois, il s'en est sorti. Mais est ce qu'on lui voulait du mal au chevalier ?
Il y a deux épisodes où il est obligé de défendre sa vie. L'un est très mystérieux parce que les hommes en noir de la police, visiblement, veulent le tuer. Heureusement, le guet arrive. Saint-George était avec un ami et c'est l'époque où il est assez proche de Marie-Antoinette. Est-ce que c'est une leçon qu'on veut lui donner ? Il se trouve qu’à l'époque le duc d'Orléans dont il était proche veut un châtiment exemplaire. Il saisit celui qui serait préfet de police aujourd'hui pour qu'il y ait un châtiment rapide des agresseurs. Et finalement il y a des ordres qui viennent de Versailles, puisque ce sont justement des hommes de la police qui sont repérés parmi les agresseurs. Et l'idée c'était de tuer, pas de tuer à la loyale. Il y a eu un coup de feu. Or à cette époque-là, on ne sort pas l'épée au côté comme on pourrait l'imaginer. On a plutôt une canne à la main sous Louis XVI. Saint-George et son ami se défendent comme ils peuvent avec leurs cannes, j'imagine, contre les hommes qui eux ont des armes à feu. Et puis il est également agressé en Angleterre et là encore, il se défend contre, probablement des brigands. Ensuite, il aura l'occasion bien sûr de se battre mais lorsque la guerre viendra.
Est-ce que le chevalier de Saint-George est le meilleur escrimeur de France, voire d'Europe ?
C'est le meilleur escrimeur du monde, incontestablement. Certes, il ne s'est pas mesuré aux escrimeurs d'Extrême-Orient, mais je pense qu'il est le meilleur escrimeur d'Europe, le meilleur escrimeur du monde et peut-être l'un des meilleurs escrimeurs de tous les temps. J'en veux pour preuve le fait que quand on apprend l'escrime, autant Saint-George à une certaine époque était méconnu du grand public, mais dans les salles d'armes, il était parfaitement connu. Quand j'étais enfant, j'ai appris l'escrime, je fréquentais la salle d'armes et on connaissait parfaitement le chevalier de Saint-George en tant qu’escrimeur. C'était une référence, donc pour avoir laissé une trace aussi prégnante dans le monde de l'escrime, on peut imaginer que c'était effectivement l'un des meilleurs escrimeurs de tous les temps.
Retrouvez ici les six épisodes de Zistoir consacrés au chevalier de Saint-George.
Et consultez ci-dessous, les articles qui accompagnent chacun des épisodes.
Episode 1 : Comment le chevalier de Saint-George, né esclave en Guadeloupe, est devenu une star au 18e siècle ?
Episode 6 : Pourquoi le chevalier de Saint-George est-il "un formidable personnage de roman" selon Laurent Joffrin ?