Un monstre politique s'en est allé. Conspué par certains pour ses saillies racistes, homophobes et négationnistes, adulé par d'autres pour sa vision d'une France forte, chrétienne et débarrassée de ses migrants, la mort de Jean-Marie Le Pen le 7 janvier 2025 marque la fin de l'épopée inachevée du père de l'extrême droite française. S'il a su imposer le nationalisme et la nostalgie du colonialisme dans le débat public, le père Le Pen n'a jamais su conquérir le pays. Et encore moins les Outre-mer.
L'homme à l'œil de verre, né dans le Morbihan en 1928, se décrivait souvent comme un aventurier. Un marin. Son premier rapport avec une terre d'Outre-mer relève d'ailleurs davantage du récit d'aventure que de la conquête politique. Dans les années 1970, Jean-Marie Le Pen prend la mer et traverse l'Atlantique et le Pacifique, direction les Îles Marquises, en Polynésie française. Juché sur son voilier, le bon matelot breton passe le temps en gribouillant sur son carnet "les mondes perdus de son enfance", comme il le raconte dans Le Figaro en 2015.
Avec qui voyage-t-il ? Combien de temps est-il parti ? Le lieutenant, avocat et homme politique donne peu de détails sur cette grande virée. Si ce n'est que le voyage fut long et laborieux. "Lorsque le bateau atteint enfin la Polynésie, l'équipage est à bout de ressources", raconte le quotidien de droite.
Jean-Marie Le Pen débarque alors dans le port d'Hiva Oa, juste à côté du navire de Jacques Brel, le chanteur belge aujourd'hui enterré aux Marquises. "Nous avions échangé quelques vues, il nous a indiqué un coin à langoustes et je me suis aperçu qu'il avait une grande cicatrice sur la poitrine", se rappelle le fondateur du Front national (FN), parti qu'il crée en 1972.
Le Pen Déwo
Mis à part ce souvenir heureux, l'histoire de Jean-Marie Le Pen et des Outre-mer est avant tout orageuse et conflictuelle. Elle raconte surtout l'éternel bras de fer entre les anciennes colonies françaises et le nostalgique de l'Empire français. Comme tout prétendant à la plus prestigieuse des fonctions de l'État – président de la République –, c'est d'abord en tant que candidat et représentant de son mouvement politique que Jean-Marie Le Pen tente plusieurs fois de poser le pied en terre ultramarine. Mais l'opposition de la population le fait parfois vite rebrousser chemin.
En 1987, le chef du parti d'extrême droite décide d'exporter sa campagne pour l'élection présidentielle de l'année suivante aux Antilles. Or, l'ancien soldat s'est déjà fait un nom pour ses pensées xénophobes et négationnistes. Il arrive donc en territoire hostile. D'autant plus hostile que, juste avant de se rendre en Martinique, il n'avait pas manqué de souligner avec lourdeur les origines martiniquaises du "tueur de vieilles dames", Thierry Paulin, qui a assassiné une vingtaine de personnes à Paris entre 1984 et 1987.
La gauche locale voit d'un mauvais œil l'arrivée de cette bête politique. Un front martiniquais anti-Le Pen se forme alors, regroupant le collectif "Contre le racisme et le fascisme" et le comité "Le Pen Déwo" (Le Pen dehors), mené par les indépendantistes.
Jean-Marie Le Pen, alors eurodéputé FN, avait convié ses amis de la droite dure du Parlement européen à un congrès, qui devait se tenir le 7 décembre à l'hôtel Méridien, aux Trois-Îlets, une commune du sud de l'île.
Le 6 décembre, un employé de l'aéroport d'Orly, dans l'Hexagone, vend la mèche et indique que le candidat à la présidence de la France est monté dans un avion d'Air France, direction la Caraïbe. Une foule de manifestants se dirige alors vers Fort-de-France, dans l'espoir d'empêcher l'avion d'atterrir en envahissant le tarmac de l'aéroport. C'est un succès. Le Pen rebrousse chemin. Le jour du scrutin présidentiel, quelques mois plus tard, seuls 1,17 % des votants ont glissé son nom dans l'urne. Bien loin des 14,4 % reçus à l'échelle nationale.
Récit de cette journée du 6 décembre 1987 avec Martinique La 1ère :
La percée calédonienne
La Martinique n'a jamais fait bon ménage avec l'homme politique nationaliste. Dix ans après le mouvement "Le Pen Déwo", en décembre 1997, le frontiste retente sa chance. Mais il est violemment pris à partie à l'aéroport. Officiellement, le père Le Pen n'était sur l'île que pour transiter vers Porto Rico, sachant pertinemment qu'il n'était pas le bienvenu dans le département antillais. Sur place, il est harangué par des militants. Des coups et des insultes pleuvent. RFO Martinique avait capté les images de l'altercation :
En Outre-mer, si certains Ultramarins ont sorti les poings pour exprimer leur rejet du lepénisme, d'autres ont au contraire noué des relations amicales avec Jean-Marie Le Pen. C'est le cas de Maurice Brasier, Réunionnais et militant de la première heure du Front national sur l'île de l'océan Indien. Le restaurateur accueillait régulièrement l'homme politique d'extrême droite dans sa demeure.
En 2014, celui qui est devenu le président d'honneur du Front national après la reprise du parti par sa fille, Marine, s'était par ailleurs ému de la mort de l'ancien député de La Réunion Jean Fontaine. Entre 1984 et 1986, ce dernier avait rejoint le FN, devenant ainsi son tout premier représentant réunionnais à l'Assemblée nationale.
Le patriarche savait également utiliser les figures politiques ultramarines à son avantage. Surtout lorsqu'ils défendaient l'unité et la grandeur de la France, son credo. En 2013, le sénateur de la Nouvelle-Calédonie Dick Ukeiwë meurt. Représentant des kanaks partisans du maintien du Caillou dans le giron français, l'homme reçoit alors les hommages de Jean-Marie Le Pen.
Même si nous avions des divergences puisque n'appartenant pas au même groupe politique, monsieur Dick Ukeiwé est toujours resté fidèle à son attachement à la mère-patrie et a défendu la Nouvelle-Calédonie française avec passion et conviction.
Jean-Marie Le Pen
Il n'y a d'ailleurs qu'en Nouvelle-Calédonie que le parti du Breton obtient ses "bons" scores en Outre-mer. Nous sommes alors en 1988. L'archipel se déchire lors des Événements qui opposent indépendantistes et non-indépendantistes. Comme tout parti extrémiste, le FN surfe sur les divisions de la société pour engranger des votes. Deux jours après la prise d'otage d'Ouvéa, en 1988, les listes frontistes obtiennent 22 % des suffrages aux élections régionales. Un record. Le FN remporte ainsi 8 sièges au Congrès (sur les 48 que compte l'assemblée locale). La même année, 13 % des électeurs soutiennent Jean-Marie Le Pen au premier tour de la présidentielle.
En 2002, un barrage dès le 1ᵉʳ tour
Mais, avec le tournant de la paix et la signature des accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998), les tensions politiques se calment. Ce qui ne fait pas les affaires de Jean-Marie Le Pen, qui perd des voix. Sa percée calédonienne ne fut que temporaire.
De manière générale, le père Le Pen ne parvient pas à convaincre les Ultramarins aux élections. Et pour preuve : même lors du séisme politique de 2002 – qui le voit se qualifier au second tour de l'élection présidentielle, une grande première pour un parti d'extrême droite –, les Outre-mer ont accusé une fin de non-recevoir au candidat dès le premier tour. Dans les départements et territoires ultramarins, les scores de celui qui a obtenu 16,86 % des voix à l'échelle nationale frôlent le ridicule : 2,94 % en Guadeloupe, 1,75 % en Martinique, 4,99 % en Guyane, 3,81 % à La Réunion, 2,53 % à Mayotte, 0,77 % à Wallis et Futuna et 4,21 % en Polynésie française... Il n'y a qu'en Nouvelle-Calédonie (10,84 %) et à Saint-Pierre et Miquelon (13,39 %) qu'il dépasse la barre des 10 %.
Pourtant, le vent a tourné. Le barrage naturel des Ultramarins contre l'extrême droite n'est plus aussi solide aujourd'hui. Si Jean-Marie Le Pen, indiscutablement une figure importante de la vie politique française, a su imposer les idéaux nationalistes et ethnocentristes dans le pays, c'est sa fille, Marine Le Pen, qui a réussi à transformer l'essai. Y compris Outre-mer.
Par deux fois, la candidate du Rassemblement national (nouveau nom donné au FN) s'est qualifiée pour le second tour de l'élection présidentielle, en 2017 et en 2022. Scrutins après scrutins, la France se colore en brun. Les campagnes et les villes moyennes ont pris le virage RN. Aux dernières législatives, l'extrême droite a même fait une percée historique à l'Assemblée nationale. Avec 125 députés, elle constitue le premier groupe au Palais Bourbon. Et compte même deux élus d'Outre-mer : un de La Réunion, Joseph Rivière, et une de Mayotte, Anchya Bamana. Du jamais-vu.
Symptôme d'un désaveu grandissant de la population ultramarine vis-à-vis du pouvoir central, le RN séduit de plus en plus en Outre-mer. Les électeurs ultramarins passent outre le passé raciste de son fondateur. Quand Jean-Marie Le Pen recevait des coups de poing à la figure en atterrissant en Martinique, sa fille, elle, enfile les colliers de fleurs autour de son cou au son de chants traditionnels lorsqu'elle débarque à Mayotte. Une chose est sûre : en dehors de l'Hexagone, le nom Le Pen ne fait plus peur.