Toucher au corps électoral calédonien ne peut pas se faire sans secousse. L'actualité des dix derniers jours l'a encore montré. Alors que la réforme constitutionnelle à ce sujet poursuit son chemin, petit coup d'œil dans le rétro.
20 mars, le Sénat propose de retoucher le projet de loi
Après avoir repoussé la date des provinciales, le Parlement étudie un texte ô combien sensible : le projet de loi constitutionnelle destiné à élargir le corps électoral. À le rendre glissant, et non plus gelé. Il propose que “le corps électoral pour les élections au Congrès et aux assemblées de province [soit] restreint aux électeurs qui, inscrits sur la liste électorale générale de Nouvelle‑Calédonie, y sont nés ou domiciliés depuis au moins dix années.” Cela intégrerait environ 25 000 électeurs, est-il estimé : plus de 12 000 natifs du Caillou et plus de 13 000 résidents qui n’en sont pas forcément originaires.
Le 20 mars, le projet de loi est examiné par la commission des lois du Sénat. Le rapporteur Philippe Bas (Les Républicains) propose de le retoucher. Le but : "donner toutes ses chances" à la négociation entre politiques calédoniens. Là où le gouvernement national prévoit un "ultimatum" au 1er juillet, pour qu'un accord local soit trouvé et suspende la réforme constitutionnelle, la commission des lois plaide pour un délai supplémentaire.
21 mars, une partie des non indépendantistes claque la porte du Congrès
Déclaration solennelle de Sonia Backès, dans l'hémicycle du Congrès. L'élue des Loyalistes s'adresse au gouvernement et à son président, Louis Mapou : "Vous n’êtes plus légitimes, parce que si les habitants de la province Sud pesaient le poids qu’ils devraient peser ici, vous ne seriez pas à la tête du gouvernement." Evoquant une "majorité indépendantiste antidémocratique", elle assène que "ce Congrès ne représente plus le peuple calédonien". Et annonce : "Nous ne siégerons plus dans les institutions non démocratiques.” Son intergroupe Loyalistes et le groupe Rassemblement s'en vont alors que dehors, des manifestants protestent contre une nouvelle taxe.
Lire aussi : le récit de cette séquence
Au-delà de la Calédonie, le message semble adressé aux parlementaires qui vont se prononcer sur le dégel. La réforme constitutionnelle n'inclut pas une demande chère aux deux groupes politiques : "un rééquilibrage du Congrès, au sein duquel l'écart de représentation entre les trois provinces a atteint des records jamais égalés". Des amendements ont été déposés au Sénat. Il s'agit d'ajuster la clé de répartition électorale, issue des accords dans une optique de rééquilibrage. Et donc de faire évoluer la représentativité au sein du Congrès. En toile de fond, l'idée de reprendre la main boulevard Vauban et par extension, au gouvernement.
Les indépendantistes ne sont pas majoritaires, ils ont fait alliance, répond Louis Mapou, premier indépendantiste élu à la présidence du gouvernement collégial. Il dénonce des visées électoralistes et un double discours. “Celui tenu en réunion de travail avec les indépendantistes et celui tenu parce que des personnes sont dans la rue et qu’il faut se préparer aux prochaines provinciales.”
23 mars, le congrès du FLNKS cherche à contrer le dégel
Le 42e congrès du FLNKS est scruté, le 23 mars, à Dumbéa, avec toutes ses composantes et même au-delà. Il y est dit que le projet de loi constitutionnelle est une “énième tentative de passage en force” par les représentants actuels de l'État. Opposition réaffirmée au dégel du corps électoral par la méthode Darmanin.
26 mars à Nouméa, le ton monte encore
Après réunion du bureau politique, la motion qui a été adoptée est dévoilée le mardi suivant. Le front indépendantiste "exige" d'une seule voix "le retrait définitif" du texte. Pendant ce temps, le collectif Agissons solidaires en est au sixième jour d'appel à mobilisation contre la taxe pour l'équilibre tarifaire. Elle se traduit par un accès filtré aux dépôts de carburant qui entraîne une pénurie d'essence et de gasoil à travers le pays.
Le bureau politique du FLNKS accuse le collectif d'être "l'instrument des Loyalistes et du Rassemblement (…) qui cherchent à déstabiliser nos institutions et le pays en espérant récupérer le pouvoir par la force". Il dénonce des "comportements nostalgiques de l'époque coloniale", des "pratiques [qui] ne sont pas sans rappeler, au début des années 1980, les actions de mouvements d'extrême-droite".
Lire aussi : Le bras de fer politique se poursuit autour du pacte nickel
Sur la page Facebook de la province Sud, une interview de sa présidente Sonia Backès est publiée. Les mots sont on ne peut plus directs, pour l'émanation officielle d'une collectivité. Sur la "taxe carburant", "Louis Mapou (…) se fout de la gueule du monde." Le gel du corps électoral est qualifié de "trucage pour être faussement majoritaire". Les indépendantistes sont accusés de "démarche raciste dans les institutions" ou encore de nourrir un point de vue ethnique sur l'accès au pouvoir.
26 mars à Paris, les sénateurs modifient le texte sur le dégel…
La nuit suivante, le Sénat débat du dégel lors d'une séance publique très attendue et parfois houleuse. Les élus sont plutôt d'accord pour reconnaître qu'élargir le corps électoral est devenu inévitable. En revanche, ils s'écharpent sur les modalités. Faut-il favoriser la recherche d’un accord entre partenaires avant de réviser la Constitution, ou après les élections ? Sur 37 amendements et sous-amendements, six sont adoptés. Dont ceux proposés par le LR Philippe Bas, rapporteur de la commission des lois. L'un d'eux instaure un mécanisme qui permettra, en cas d'accord, d'interrompre le processus électoral jusqu'à dix jours avant le scrutin.
…et Gérald Darmanin brandit un document
Une séquence retient l'attention, sur un sujet qui fait déjà polémique : la position des indépendantistes en général, et de l'Union calédonienne en particulier, sur cette ouverture du corps électoral.
- Le sénateur Robert Xowie, issu de l'Union calédonienne, interpelle Gérald Darmanin. "Vous avez déclaré le 14 février devant la commission des lois : 'Toutes les tendances indépendantistes et non indépendantistes ont signé un document, sous ma présidence, que j'ai cosigné également, qui acceptait le dégel du corps électoral à dix ans.' Dois-je comprendre que nous sommes des menteurs ou ce document existe-t-il réellement ?"
Lire aussi : Dégel du corps électoral, les sénateurs corrigent la copie du gouvernement
- Gérald Darmanin brandit alors un "document d'accord global" signé par Victor Tutugoro et Roch Wamytan en tant que négociateurs du front. "Je vais vous le lire : 'Le FLNKS ne voit pas d'inconvénient à ce que les 11 000 natifs présents sur le corps électoral spécial pour la consultation puissent être intégrés sur le corps électoral provincial.' (…) S'agissant de la durée de résidence suffisante, suite à la proposition de l'État de sept ans, le FLNKS ne peut accepter une durée inférieure à dix ans." Le compte-rendu de l'échange est à lire ici. Un extrait vidéo fait le buzz sur les réseaux.
Lire aussi : Dégel du corps électoral, les réactions politiques en Calédonie après l’examen du texte au Sénat
27 mars, le FLNKS proteste
Le bureau politique du FLNKS répond à Gérald Darmanin, se disant "scandalisé" par son comportement. "Le ministre a présenté et lu un courrier signé par les chefs de la délégation indépendantiste lors de la discussion bilatérale de juin 2023 à Nouméa (…) il a délibérément omis de lire le passage essentiel (…), celui qui indique que le FLNKS se positionnera sur ce sujet à l'issue des résultats [des travaux]." Et de conclure : "Cette situation conforte le FLNKS dans sa demande de mise en place d'une mission de médiation conduite par une personnalité de haut niveau, afin de garantir l'impartialité de l'Etat et d'ouvrir une nouvelle phase de discussion".
Mais l'information du jour, c'est la fin du mouvement contre la "taxe carburant"…
28 mars, double démonstration de force
Les uns manifestent pour le dégel et contre l'action du gouvernement. Les autres contre le dégel et en soutien au gouvernement.
- À Nouméa, autour de quatre mille personnes se réunissent devant le Congrès pendant une séance publique. Elles répondent à l'appel lancé par les Loyalistes et le Rassemblement. Mot d'ordre, "y en a marre" - de "sacrifier l'industrie du nickel", des "menaces des indépendantistes", de "la vie chère"… Un message local et national exprimé avec véhémence : "Nous aussi, on est chez nous." "Nous ne laisserons pas notre pays crever parce que des gens ont décidé la politique de la terre brûlée." "Je le dis à Paris aux parlementaires qui tremblent. Le bordel, c'est nous qui le mettrons si on essaie de nous marcher dessus."
- Ce même jour, une marche traverse le centre-ville à l'appel de la Cellule de coordination des actions de terrain. Structure de la mouvance indépendantiste, notamment l'UC ou l'USTKE. Mot d'ordre, "mobilisons-nous contre le projet de texte sur le dégel du corps électoral". Au moins autant de participants, sans débordement. "On ne veut pas être noyés chez nous", entend-on. Arrêt au gouvernement. Louis Mapou encourage à "construire ensemble, dans la sérénité", cite l'Agence France presse. "On doit rester dans ce cadre et sur ce créneau (...). C'est ce qui relève de la responsabilité du peuple premier et de ceux qui luttent pour l'indépendance."
Loin d'être fini
Les jours suivants vont rester placés sous le signe de la crise politico-économique. Samedi 30 mars, assemblée générale du Palika. Mardi 2 avril, vote solennel du Sénat sur le dégel du corps électoral. Le projet de loi partira ensuite à l'Assemblée nationale. Le député Nicolas Metzdorf (Loyalistes, Renaissance) envisage de le faire amender, toujours pour modifier la représentativité du Congrès. Quitte à renvoyer la réforme constitutionnelle à la case départ et risquer de retarder les provinciales. Pour que le texte sur le dégel soit adopté, il faut en effet que les deux chambres parlementaires l'adoptent dans les mêmes termes, et un vote aux trois cinquièmes des élus réunis en Congrès à Versailles.
Lire aussi : Tensions politiques en Nouvelle-Calédonie, les étudiants calédoniens de l'hexagone entre espoir et inquiétude